Irène Némirovsky, romancière controversée de l’entre-deux-guerres pour avoir prêté sa plume dans des journaux antisémites alors qu’elle était elle-même d’ascendance juive, est morte déportée à Auschwitz en 1942. Elle n’eut alors pas le temps d’achever son dernier roman écrit sous l’Occupation qui, retrouvé puis édité soixante ans plus tard à l’initiative de sa fille, est devenu un best-seller. C’est de cet écrit dont s’inspire aujourd’hui Suite française, production britannique luxueuse télécommandée par l’habile faiseur Saul Dibb. Le point de départ est très simple : en pleine débâcle française, le village fictif de Bussy est envahi par les Parisiens fuyant la capitale. Intégrée dans une famille de riches propriétaires terriens, la jeune et belle Lucile Angellier cohabite tant bien que mal avec sa belle-mère en attendant le retour de son mari parti au front. L’arrivée de Bruno von Falk, officier nazi, dans leur demeure bourgeoise, va réveiller Lucile de sa torpeur : mélomane comme elle, il commence à nourrir de forts sentiments pour la jeune femme. Et c’est bien là tout l’enjeu du film : pas vraiment intéressé par la question historique (tout au plus entendra-t-on une déclaration de Pétain et verra-t-on quelques affiches antisémites), le réalisateur va rapidement polariser son attention autour du couple en devenir. Alors que leurs appartenances nationales s’érigent en obstacles insurmontables à leur union, comment vont-ils malgré tout réussir à s’aimer et défier le regard jugeant des villageois ?
Balle au centre
Sur un sujet aussi douloureux que celui de l’Occupation, il y a encore de quoi emprunter des chemins périlleux : de récentes polémiques ont démontré que soixante-dix ans après les faits, il est toujours tentant, pour certains représentants de franges idéologiques séduites par la figure de Pétain, de diviser les Français de cette génération entre collabos et résistants. La tentation nostalgique les lave au passage de toute ambiguïté, et va parfois jusqu’à minorer la collaboration d’État. Suite française se garde bien de trancher la question une fois pour toutes : c’est d’ailleurs cette prudence d’équilibriste qui fait à la fois la force et la faiblesse du film. Nourrie par un souci du détail qui surclasse largement bon nombre de nos productions françaises empêtrées dans un académisme ronflant, la mise en scène classique et plutôt retenue de Saul Dibb s’extirpe assez habilement de l’exercice de reconstitution pour tenter de capter la vérité des sentiments de ses personnages. Cela se traduit par une caméra qui laisse l’air circuler tout en évitant les effets de manche malvenus. Seulement, trahi par sa prérogative de spectacle familial, Suite française déleste la plupart des scènes de l’horreur qui leur est pourtant inhérente : on ne verra que peu de morts, la torture et la barbarie s’exerceront toujours hors champ et les sacrifiés le seront toujours au nom d’une certaine logique narrative. Ainsi désolidarisée de l’horreur de l’histoire, la rencontre entre Lucile et Bruno ne trouve d’obstacle que dans l’affirmation d’une idéologie. Mais là aussi, le film s’en tire à bon compte : face à Bruno qui justifie son engagement par une vague croyance dans l’action collective, Lucile doit composer avec les railleries des villageois qui sont pour la plupart de médiocres délateurs à peine plus honorables que l’occupant.
Dos-à-dos
Une fois qu’on a compris qu’il ne fallait pas attendre du film une relecture étoffée de cette période trouble, Suite française peut donc révéler sa véritable ambition, celle du drame romantique qui se sert d’un événement historique pour relancer continuellement la machine et entretenir la frustration du spectateur. Mais pour cela, il aurait fallu que le couple contraint à se désunir s’incarne au-delà des quelques passages obligés (la tentative d’approche dans le jardin, le morceau de piano délicatement joué, le rapport physique dans la salle à manger) qui ne sont pas sans rappeler Reviens-moi de Joe Wright. En creux de ce cahier des charges, les personnages peinent souvent à sortir du rôle qui leur est assigné : Kristin Scott-Thomas surjoue la raideur de la bourgeoise inhospitalière tandis que Matthias Schoenaerts semble limité par son corps massif à un panel d’expressions plutôt réduit. Seule Michelle Williams nourrit son personnage d’ambiguïtés contradictoires qui, au-delà des lignes de dialogues trop déchiffrables dans leurs intentions, parviennent à faire naviguer le film en eaux troubles. Mais au lieu d’explorer totalement cette voie, le film préfère ménager constamment la chèvre et le chou. À l’image de cette pénible scène d’exécution d’un maire collabo rendu responsable d’un meurtre qu’il n’a pas commis par un nazi qui n’a jamais tué personne, on aurait aimé que Suite française assume un peu plus son irrévérence.