Il y a deux ans, l’équation « Joe Wright + Keira Knightley x adaptation d’un chef d’œuvre de la littérature anglaise » suscitait un tonnerre de louanges. Orgueils et préjugés, dont on n’attendait rien excepté une preuve supplémentaire que la version télévisée du roman de Jane Austen (diffusée en 1995) était indépassable, se révélait une belle surprise. L’on y découvrait surtout une impressionnante comédienne derrière la starlette et un cinéaste qui, pour son premier long-métrage, réussissait à donner une nouvelle interprétation des mésaventures de Elizabeth Bennet et M. Darcy en prenant de sacrés libertés avec le roman tout en parvenant à rester fidèle à l’esprit d’Austen. Résultat : une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice pour Keira Knightley et un BAFTA (l’équivalent britannique) du meilleur réalisateur pour Joe Wright.
C’est donc toute auréolée de prestige et de glamour que sort sur les écrans la seconde collaboration du cinéaste et sa muse, précédée de critiques dithyrambiques venues des États-Unis et de Grande-Bretagne, attendant patiemment l’annonce des nominations pour les prochains Oscars. Et à vrai dire, difficile de ne pas trépigner d’impatience face au somptueux pedigree du film, adapté du beau roman de Ian McEwan, Expiation (paru en 2001) par les soins du scénariste des Liaisons dangereuses de Frears, Christopher Hampton. Reviens-moi (passons sur la stupidité sans borne du titre français) débute en été 1935 en Angleterre, dans les jardins de la somptueuse demeure victorienne de la famille Tallis. Briony, la plus jeune, attend le retour de son frère aîné adoré en écrivant romans et pièces de théâtre. Impétueuse et bornée, la gamine se rêve écrivain et transforme tout ce qu’elle voit en sujet potentiel, dont l’idylle naissante entre sa sœur aînée Cecilia (Keira Knightley) et Robbie (James McAvoy), fils des domestiques. Mais, trop jeune pour comprendre les jeux de séduction des adultes, la gamine va provoquer une tragédie qu’elle cherchera sa vie durant à expier, jusque dans les tranchées de la guerre qui fait rage, quelques années après.
Il y a en vérité deux films dans Reviens-moi, deux parties distinctes, complémentaires l’une de l’autre, quasiment égales en temps mais, hélas, pas en qualité. Le film s’ouvre sur la meilleure des deux : écrasés par la canicule, les membres de la famille Tallis attendent une soirée qui, ils ne s’en doutent pas, va bouleverser leur vie. Dans son roman, Ian McEwan réussissait avec peu d’effets à créer une tension insoutenable, évoquant certaines œuvres de Virginia Woolf comme Vers le phare où des personnages alanguis dans un lieu paradisiaque, luttent contre des tourments intérieurs imperceptibles par les autres. Joe Wright parvient à transcender la splendeur des costumes, des décors et des comédiens, piège facile du mélodrame d’époque dans lequel sont tombés nombre de réalisateurs, et distille lentement une atmosphère poisseuse, irrespirable, où chaque mot, chaque geste des personnages va peser, on le pressent, dans le dénouement. Briony (incarnée par une étonnante comédienne de 13 ans, Saoirse Ronan) a décidé, dans sa fougue de pré-adolescente arrogante et sûre de son destin, d’écrire sa vie et celle de son entourage comme le roman qu’elle rêve de publier. Elle ne se doute pas qu’elle parviendra à ses fins en le regrettant toute sa vie : le drame pressenti atteindra son climax en deux temps, pendant la seconde partie du film et lors d’un épilogue cruel où Briony âgée (Vanessa Redgrave), devenue écrivain à succès, fait la promo télévisée de ce qui sera son ultime roman en confessant, dans une sorte de revirement de situation final, ses fautes passées.
Trouvant un parfait équilibre entre richesse visuelle et rigueur narrative, la partie « 1935 » déborde de sensualité, d’érotisme. Car la grande réussite de ce film dans le film (tant il est différent de ce qui va suivre, beaucoup plus conventionnel) est la capacité du cinéaste à placer, au centre du récit et de sa mise en scène, l’opposition entre la frontalité des mots – leur crudité, leur violence, accentuées par le bruit des touches d’une machine à écrire – et la montée d’un désir charnel inassouvi, où le corps de l’autre est suggéré (Cecilia sortant de la fontaine, habillée mais trempée, suggérant les parties les plus intimes de son anatomie), où l’acte sexuel se fait habillé, dans la pénombre d’une pièce aux volets fermés, contre – comble de l’ironie – une bibliothèque. Le corps contre la pensée, la sueur et le souffle contre le papier et l’encre. Témoin de ces deux scènes, auxquelles elles ne comprend rien, égarée par la violence d’un mot dans une lettre qui ne lui est pas destinée, un mot dont elle ne saisit pas la portée non plus, Briony s’emmêle les pinceaux, et va commettre l’irréparable. Il n’y a pas encore de larmes ni de violons dans ce mélodrame-là, pourtant c’est, de loin, celui qui émeut le plus : dans la résolution tragique d’un amour impossible (contrarié dès le départ par la différence de classes sociales), Joe Wright fait preuve d’une pudeur réellement bouleversante.
Flash-forward : 1940, Dunkerque. Robbie a été emprisonné suite aux fausses accusations de Briony cinq ans plus tôt, il est désormais soldat pendant que Cecilia a tourné le dos à sa famille, son argent et ses études pour aider l’armée britannique en tant qu’infirmière. Briony, elle, a vieilli. Si elle souhaite toujours être écrivain, elle est elle aussi devenue aide-soignante et n’a qu’une obsession : réparer l’erreur qu’elle a commise. Le point névralgique de cette seconde partie, c’est un plan-séquence de dix minutes (assez spectaculaire, il est vrai) sur les plages du débarquement, dans lequel Joe Wright nous invite à prendre en pleine face l’absurdité de la guerre, en même temps que la désolante situation dans laquelle Briony a plongé deux innocents. À l’image de cette scène un peu tape-à-l’œil et trop démonstrative, Reviens-moi sombre dans cette seconde partie dans le mélodrame le plus convenu, une sorte de Patient anglais teenage pas désagréable pour les amateurs du genre, mais embrassant avec une vigueur un poil gênante tous les clichés : musique dégoulinante, travellings pompeux, seconds rôles sacrifiés (au propre comme au figuré, voir le personnage incarné par Jérémie Renier)… La scène la plus attendue, celle de la confrontation Cecilia-Robbie-Briony (incarnée dans sa version adulte par l’épouvantable Romola Garai, déjà passablement irritante dans Angel de François Ozon), retombe comme un soufflé : la complexité, la tension, l’émotion présentes dans la première partie ont totalement disparu au profit d’un drame tristement conventionnel, peut-être plus calibré pour les attentes des votants aux Oscars qui, ne l’oublions jamais, ont un jour sacré Shakespeare in Love meilleur film.
Dans Reviens-moi, Joe Wright passe de cinéaste fascinant à simple metteur en scène très appliqué avec sa caméra. C’est dommage, mais si l’Académie des Oscars tient vraiment à récompenser Reviens-moi, elle devrait se tourner vers Keira Knightley : en plus d’être splendide (chaque costume, chaque bijou est magnifié par sa présence), elle reste avant tout une actrice bluffante, rendant palpable chaque tourment, chaque décision de Cecilia, beau personnage quelque peu sacrifié sur l’autel du prestige.