Pour son premier long-métrage en tant que réalisateur, Pascal Elbé livre un film à la croisée des genres, entre polar, chronique sociale et film choral. En partant d’un fait divers (l’agression d’un médecin en banlieue parisienne), il tente de mettre en scène sans caricatures l’incapacité à communiquer entre pouvoirs publics et populations des cités, tout en cherchant à retranscrire l’atmosphère quotidienne d’un quartier en difficulté. Pari réussi partiellement, car cette belle ambition est parasitée par la cohabitation des genres, laissant peu à peu trop de place à des thèmes envahissants (vengeance, pardon…) qui détournent le film de son intention première.
La séquence d’ouverture dispose de manière très claire les différentes ruptures et incompréhensions mises en jeu dans le film. D’un côté, Atom, inspecteur de police (Roschdy Zem), procède à une arrestation qui tourne mal. Les jeunes de la cité prennent à partie la police, qui s’enfuit promptement avant qu’il n’y ait des blessés. En parallèle, Simon (Pascal Elbé), médecin et frère d’Atom, se trouve quelques étages au-dessus avec des habitants du quartier, et s’occupe de prescrire des soins à des enfants. Lorsqu’il sort de l’immeuble, l’incartade est terminée, mais la tension n’est pas redescendue. Il s’assoit au volant de sa voiture, qui est munie d’un gyrophare bleu. Sur le toit de l’immeuble, Bora (Samir Makhlouf) et quelques amis croient apercevoir une nouvelle voiture de police, et la bombarde de projectiles. Bora lance un cocktail-Molotov, mais comprend trop tard qu’il s’en prend à un médecin. Il se précipite pour sortir Simon de la voiture et s’enfuit.
La première partie du film est exemplaire, en ce sens où elle s’attache à décrire de manière prosaïque les conséquences de cet acte isolé sur la vie des habitants de la cité. Montée en épingle par les médias, cette affaire monopolise l’attention des pouvoirs publics : multiplication des contrôles d’identité, descentes de police et arrestations, abandon du quartier par les organismes d’aide à la population… À cette pression venue de l’extérieur répondent des dissensions internes à la cité : loi du silence, de peur de passer pour une « balance », agressions sur la personne de Bora, accusé d’être à l’origine de ce remue-ménage qui perturbe le « business » des bandes organisées. La narration oppose de manière égale le harcèlement subi par une population prise entre deux feux, et l’on ressent à la fois le sentiment d’injustice éprouvé face à la machine autoritaire, qui entend tout balayer sur son passage pour trouver un coupable, et la crainte de représailles intestines qui peuvent s’abattre sur tout un chacun. Dans ce marasme, la mère de Bora (sublime Ronit Elkabetz) tente tant bien que mal de préserver l’équilibre de son foyer avec deux fils à élever seule.
Le décalage entre la réalité du fait divers et les images qui circulent sur les téléviseurs des habitants est criant : les reportages des journaux tentent de faire de cet acte malheureux une généralité sur l’insécurité et la rébellion des banlieues contre les symboles de l’État. A l’opportunisme des médias répond celui des politiques qui, en voulant décerner une médaille au sauveur de Simon, font de Bora une figure exemplaire de l’intégration pour jeter de la poudre aux yeux de l’opinion publique, et donner l’impression d’une affaire maîtrisée et réglée grâce à la sagacité des élus. L’absurdité et le côté obscène de la manipulation se cristallisent dans un double dilemme : Bora est à la fois l’agresseur et le sauveur du médecin, et il doit décider s’il se dénonce à la police ou laisse le fils de la voisine purger une peine à sa place. Jusque-là, le postulat de départ fonctionne honorablement : rendre compte, en partant d’un fait divers probable, de la complexité de la situation des banlieues, à la fois terres d’entraide, de diversité culturelle et berceau de différentes formes de persécution des classes les plus pauvres.
Puis le film délaisse progressivement les thématiques sociales pour se concentrer sur des enjeux plus personnels sur le mode du film policier. Basculement annoncé, car le film porte dans sa première demi-heure les stigmates de ce changement, à travers des raccords flash tape à l’œil qui dénotent avec la sobriété générale de la mise en scène, et le personnage d’Atom, caricature du flic animé d’un désir de vengeance, du genre taiseux et ayant des problèmes de couple. Cette lente césure est symbolisée par les apparitions fugaces du personnage de Simon Abkarian. Dès le début du film, on sent que le trait est trop lourd et convenu pour être efficace. Il joue le rôle d’un homme ayant perdu sa femme car Simon n’a pas pu venir la soigner à temps, et qui cherche à se venger. Véritable pièce rapportée, les séquences le mettant en scène embarrassent car l’on sent clairement qu’Elbé tente de faire rentrer dans son récit quelque chose qui y résiste, et la greffe ne prend pas. Les meilleures intentions ne produisant pas toujours les meilleurs effets, l’idée de faire de Tête de Turc un film choral alourdit parfois le rythme de l’œuvre, avec des rencontres hasardeuses du type « Simon qui croise la femme dont le fils a été accusé à tort de son agression, et la soigne de ses crises d’angoisse »… À trop vouloir faire en même temps, Pascal Elbé perd de vue ce qui faisait la belle singularité de son film, et la dernière demi-heure se résume en un suspense plat, où l’on se demande quel personnage va mourir ou finir en prison.
Malgré ces quelques maladresses, on peut tout de même mettre au crédit du film une belle découverte, en la personne du jeune Samir Makhlouf, dont la retenue et la profondeur du regard illuminent l’ensemble du film. À l’image d’un Tahar Rahim multicésarisé, espérons que ces jeunes acteurs trouveront à l’avenir autre chose à se mettre sous la dent que des rôles de petites frappes ou de jeune des cités. En attendant, on pourra se contenter de ce Tête de Turc, promesse à moitié transformée en tangible réussite.