À l’origine de The Rose, film emblématique de la carrière de Bette Midler, il y a la vie (et la mort) de Janis Joplin et les années hippies, entre « flower power », alcool et piquouses. Conçu dès 1970, au lendemain du décès par overdose de la chanteuse, le projet initial s’intitulait Pearl, surnom de Janis Joplin et titre de son dernier album posthume. Déjà proposé à Bette Midler, qui le refuse, le film n’aboutira que huit ans plus tard, au prix de réécritures multiples par des auteurs aussi illustres que Michael Cimino (pressenti un moment pour réaliser The Rose), Ken Russell ou le scénariste de Vol au dessus d’un nid de coucou, Bo Goldman. The Rose sort sur les écrans américains en 1979, la même année que le musical All That Jazz – ce dernier raflant à Cannes et à Hollywood tous les prix dont il pouvait rêver. Les deux films partagent le même culte romantique de la star excessive, fragile et hystérique qui, à l’heure où la vie tumultueuse et triste d’Amy Winehouse fait recette, connaîtra peut-être un regain de fortune : la « Rose » à fleur de peau et à la voix cassée qu’incarne avec fureur Bette Midler a elle aussi son lot de blessures narcissiques, de traumas sans remèdes et de désespoir, le tout sublimé par l’intensité de son chant. Chant du cygne, émouvant et électrique (les scènes de concert, dans le cadre de Vilmos Zsigmond, sont très convaincantes), qui sacrifie aussi au topos de la rock-star martyr : le temps n’est pas encore à la toute-puissance couillue et sportive d’une Madonna, les bêtes de scène sont encore les fauves en cage enfermées dans leurs névroses et dans l’avidité du star system américain. Mais d’une star (et d’une ère) à l’autre, le narcissisme est intact : Bette Midler, en mode live recording, occupe tout l’écran. Pas le moindre hors-champ, pas le moindre interstice sur un autre monde que le sien – celui de l’amoureuse transie, de la chanteuse survoltée et de la girl next door du Tennessee dont le physique et la dégaine peu glamour reflètent un autre temps.
L’ombre d’un doute
Curieuse fiction toutefois que cette vie d’une rock star inventée à partir d’une figure bien réelle. The Rose est en effet fondé sur une ambiguïté : bien que le film repose sur le souvenir nostalgique d’une artiste sulfureuse dont tout rappelle les prouesses et la personnalité (amours malheureuses, dégaine white-trash, traumas de jeunesse – jusque la voix mimétique de Bette Midler), cette ombre planante est totalement évacuée. La fiction, où les crises de nerfs et les nuits d’ivresse se succèdent, ranime les années Woodstock, le remue-ménage scénique encore brouillon et les tenues hippies de Janis Joplin ; or cette « Mary Rose », extrêmement touchante et talentueuse par ailleurs, prétend affirmer son autonomie, sa vie propre, comme si en quelque sorte le long-métrage déployait le biopic d’une rock-star bien réelle nommée… Mary-Rose Foster « The Rose ». Fermement refusé par les gardiens du souvenir de Janis Joplin, The Rose n’est rien sans son modèle, mais fait pourtant comme s’il n’avait pas existé. D’où sans doute l’inconfort d’une fiction qui ne trouve pas pleinement son rythme mais s’anime surtout dans les scènes de concert, où d’authentiques musiciens (issus des groupes de Cher, Alice Cooper ou Lou Reed) jouent leur propre rôle.
In bed with Bette Midler
The Rose, projet né d’une disparition prématurée, c’est aussi l’histoire d’une agonie ; peu d’ellipses dans ce récit intense mais inégal d’une tournée rocambolesque – « rock’n roll » – où Rose ne s’appartient plus mais rêve de se retrouver enfin, de se reposer. Malheureuse comme la pierre dont les mythes bâtissent leurs églises, la Rose de Mark Rydell est un personnage coupé en deux, séparé, un peu à la manière du personnage de Myrtle dans Opening Night, le chef d’œuvre de Cassavetes sorti deux ans plus tôt : entre la scène et l’intime (que Rose partage avec le fringant Frederic Forrest), les deux actrices ont en commun une forme à la fois extrême et subtile de jouer la tension entre leur personnage public et cette petite chose folle, agitée et pleurnicharde qui n’est pas assez forte pour l’affronter et lui survivre. The Rose témoigne aussi, grâce notamment à la foi contagieuse de son actrice et à la sincérité de sa composition, d’un autre âge où la figure de l’artiste, encore maudit, était un contre-modèle entier et absolu : encore loin du professionnalisme et de la subversion aux intérêts bien compris de la décennie qui suivra (In Bed with Madonna, 1991) ou du vertueux combat d’une femme contre le pouvoir machiste (Tina, 1993), The Rose n’a rien à proposer que le culte de son désespoir, incorrect et musical. Ce qu’il fait avec brio, grâce notamment à la force et la conviction de son interprète.