Premier grand succès public et critique de Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou inscrit son réalisateur dans la longue tradition des films d’asile métonymiques, avec sa galerie de portraits croqués comme un monde entier résumé entre les murs. Charge violente contre l’exercice imbécile et aveugle du pouvoir, le film demeure cependant très manipulateur. La fin justifierait-elle les moyens ?
L’asile demeure le lieu parfait pour donner dans une discipline narrative particulière, celle qui concentre le monde entre les murs capitonnés de l’endroit, et les caractères dans les quelques pensionnaires, forcément excessifs, internés là. Là où quelques rares films – dont le terrible Shock Corridor de Fuller – tentent d’utiliser l’asile pour la description pure de la folie, le Vol au-dessus d’un nid de coucou de Forman donne en plein dans ce lieu commun. McMurphy, provocateur un tantinet trop libertaire pour l’époque, tente d’échapper à la prison en se faisant passer pour fou. Là, il s’affronte à l’infirmière Ratched, directrice de l’aile où il est interné, et bien déterminée à maintenir l’ordre autoritaire qu’elle y a instauré.
L’opposition est posée dès le départ par le code des couleurs adopté par Forman : tout dans l’asile est d’une douloureuse blancheur, depuis les murs jusqu’aux vêtements des pensionnaires. Seuls, Ratched – qui apparaît avec son pardessus noir comme une tâche grossissant dans la blancheur de l’écran lors de sa première intervention dans le film – et McMurphy sont vêtus de noir. L’un et l’autre se disputent, dès les premières images, la suprématie à l’écran. Tous les autres personnages seront dès lors considérés comme accessoires, soit sujets des provocations de McMurphy, soit des manipulations de Ratched.
Il s’agit donc, avant tout, d’asseoir son pouvoir : quoi que McMurphy dise, il n’en demeure pas moins que ses actes ne sont pas tant celui d’un libérateur que celui d’un manipulateur d’un autre genre. Milos Forman, fraîchement émigré de Prague après le désastre du « Printemps », se voit-il sous les traits de « Chief », le gigantesque Indien mutique absolument pas fou mais ayant décidé de sortir du monde en prétendant n’entendre ni ne parler ? Séduit par McMurphy, Chief révèle la supercherie, mais refuse de le suivre : « Je ne suis pas assez grand… » Il finira par accepter de s’évader… mais une fois que McMurphy aura été mis à bas par le système en place, lobotomisé. Euthanasiant son ancien ami, Chief se libère et part, seul. Est-on en train d’assister à la fuite de Forman, rejetant dos à dos à la fois les révolutionnaires du Printemps de Prague, et les « amis » de l’Est venus « assister » le pays en grand danger ? Ce qui est certain, c’est que, comme dans Amadeus ou Man on the Moon, Forman place ici l’individu au centre de la résistance à la norme, ce qui le conduit à une place de supplicié. De là à sauter de l’individu à l’artiste, le pas peut être aisément franchi. Forman ne serait-il donc pas dupe de ses propres effets ?
Le ton de Vol au-dessus… est presque exclusivement pathétique : le déroulement, implacable, du conflit entre Ratched et McMurphy y pourvoit, autant que le talent des interprètes. Manifestement en train d’établir la transition entre son personnage encore fragile d’Easy Rider et le terrifiant Jack Torrance de Shining, Jack Nicholson livre une composition habitée – la légende dit même que l’acteur, mécontent de la façon dont Milos Forman tentait de mener son film, organisa pendant deux semaines un « contre-tournage », recrutant les acteurs pour répéter les scènes qu’il estimait importantes, tandis que Forman se voyait privé de possibilité de répéter.
Indéniablement, le pathos terriblement intense qui environne le film est plus que suffisant à emporter l’adhésion du public, de la critique (le film remporta cinq oscars, dont celui de la meilleure réalisation) et donc, si la légende est vrai, les acteurs eux-mêmes. Forman inscrit son film dans une veine contestataires, comme si le Jack Nicholson d’Easy Rider avait rejoint les rebelles dans leur course sans but vers l’avenir – et s’était vu interner pour sa peine.
McMurphy est, à en croire son dossier, est né en 1925 : en 1963, année où se situe le film, il a donc 38 ans. Mais naître en 1925 le place aussi dans la plus jeune génération américaine à avoir participé à la Seconde Guerre mondiale – 18 ans en 1943. Si son passé n’est guère évoqué – on saura de lui qu’il « se bat trop et baise trop » – il rejoint la figure de Kowalski dans Point limite zéro, qui, lui, était un ancien soldat, ancien policier, dégoûté de la corruption de sa hiérarchie, et qui choisit aussi une voie « asociale ».
Au premier abord, Vol au-dessus d’un nid de coucou apparaît donc comme un récit passablement pathétique et manipulateur, prompt à s’attacher les faveurs d’un public, d’une critique et d’une profession friands de sentiments droits et émouvants, de messages lisibles et gentiment contestataires – d’autant que le fauteur de trouble tombe également victime du système, sans plus d’héroïsme que ça – McMurphy finissant lobotomisé simplement par compassion envers le jeune Billy.
Mais à bien analyser le comportement du protagoniste principal, on peut cependant discerner un regard ironique sur les artisans du spectacle : plus que tout autre chose, McMurphy est un metteur en scène, un drogué de l’attention. Ses actes visent non pas à faire avancer une quelconque idéologie libertaire, à offrir une alternative – mais à être le centre du spectacle. Que ne ferait-on pas, semble dire Forman, pour qu’on nous regarde ? À cet égard, la scène la plus significative du film demeure celle où McMurphy, certainement conscient des conséquences de son renoncement à partir au plus tôt pour s’évader, se perd dans ses pensées. À la différence du montage parfois très rapide, suivant les protagonistes, qui rythme le reste du film, cette scène est filmée en séquence, avec un rythme apparaissant donc comme lent, une respiration avant le plongeon…
Dans Amadeus, Forman punira les mêmes appétits de gloriole – pourtant si naïfs – d’attention chez son Mozart d’une vie désespérée, d’une mort ignominieuse. Finalement, McMurphy ne vaut guère mieux. Inscrivant en filigrane autant son mépris d’un cinéma tape-au-cœur et sa critique politique, Milos Forman réalise avec Vol au-dessus d’un nid de coucou une œuvre plus politique que morale, pourvue d’un regard mordant sur le cinéma, et dont les multiples niveaux de lecture demeurent aujourd’hui salutaires.