Hanna travaille depuis quatre ans dans une usine d’emballage plastique à Belfast : elle ne sort jamais de la répétition du travail et de la suite de moments qui lui sert de vie. Elle mange une pomme et du riz matin, midi et soir. Elle est à moitié sourde et possède un accent que personne n’identifie. En vacances forcées, elle trouve un poste d’infirmière personnelle sur une plate-forme pétrolière qui vient de flamber. Tableau un peu chaotique qui pourrait sembler misérabiliste, s’il n’était servi par une actrice merveilleuse, Sarah Polley, une mise en scène gracieuse et juste, et une belle histoire.
Les rôles marquants de Sarah Polley ne se sont jamais distingués par leur extraordinaire gaieté : de l’adolescente handicapée de De beaux lendemains d’Atom Egoyan à la jeune mère condamnée par la maladie de Ma vie sans moi de la même Isabel Coixet, elle collectionne les personnages glauques. Elle parvient pourtant une nouvelle fois à insuffler une vivacité certaine à Hanna, jeune femme handicapée du sentiment, de la parole et de la confiance.
On ne sait rien d’elle : on la voit seulement répéter des gestes dans son travail, reproduire infiniment un même schéma. Employée modèle, Hanna est pourtant envoyée en vacances, expression bannie de son vocabulaire depuis plusieurs années : incapable de s’y tenir, elle décroche un travail d’infirmière sur une plate-forme pétrolière. On se demande même si elle ne ment pas quant à ses compétences lorsqu’elle accepte ce poste. Elle va alors s’occuper d’un homme brûlé vif, Josef, qui parle, pose des questions, cherche à dialoguer, expression tout aussi étrangère à la jolie blonde.
Hanna a donc apparemment changé d’isolement. Seule au milieu de tous dans son travail, dans un silence blessé, elle se retrouve coupée du monde en plein océan, dans un espace à ciel ouvert qui n’en demeure pas moins digne des prisons les mieux gardées. La plate-forme est en panne, personne n’y fait rien. L’espace est vide au milieu du vide. Isabel Coixet s’interroge sur les différentes possibilités de combler cette absence, qu’elle soit humaine, sentimentale ou physique : elle y répond par l’autre et par le mot. Elle a ainsi créé en ce sens une mosaïque de personnages attachants, comme celui du cuisinier altruiste interprété par Javier Cámara (tiens, tiens…) ou de l’ancienne psychologue d’Hanna, magnifiée par la discrète Julie Christie, qui peuplent de plus en plus, comme les deux protagonistes, ce no man’s land. Mais cette « vie secrète des mots » est également celle du passé. Lui parle pour cacher l’important, elle se tait par incapacité de raconter l’important.
Mais c’est en forgeant que l’on devient forgeron, et dès que le contact entre Hanna et Josef s’établit, la parole prend corps, devient obligatoire. Les corps et les âmes se rapprochent. Mais, plus finement, c’est en pansant les blessures de cet homme qu’Hanna ouvre les siennes, pour se souvenir. Car il y a dans la parole de Josef comme dans le silence d’Hanna le poids d’un passé qui échappe à toute compréhension immédiate.
La caméra n’use que très peu de gros plans démonstratifs, et la très belle photographie de Jean-Claude Larrieu ne cède jamais à la tentation du spectaculaire. Elle s’attarde sur les visages silencieux, sur les expressions, et montre les corps dans les moments de dialogue, comme pour symboliser la renaissance progressive des deux malades, comme leur rapprochement. La douleur aussi. L’histoire personnelle de chacun n’apparaît qu’en fin de film, avec la violence inouïe de la vérité. La parole ici est un mouvement comme un autre, elle sert à caresser, à reconstruire mais aussi à expulser.
Couronné par plusieurs Goyas (l’équivalent des César espagnols), The Secret Life of Words dépasse la simple comédie dramatique poignante et bien ficelée. Le talent de Sarah Polley (ajouté à celui de Tim Robbins) est celui de la métamorphose : elle est à la fois douce, tendre et fermée à la moindre séduction. Les producteurs du film, les frères Almodovar, n’auraient pas renié cette dualité entre féminité et violence intérieure. Isabel Coixet mène son récit jusqu’au bout avec douceur et émotion dans un cadre géographique dont on retient davantage le mouvement interne que le choix cinématographique intéressant. Elle utilise tous les espaces, intimes et monumentaux, de la même manière : en en respectant les contours et les lenteurs de progression. Car il s’agit bien d’un retour à la vie, quand le secret invivable prend forme humaine, grâce aux mots.