Carte des sons de Tokyo, de la réalisatrice du remarqué Ma vie sans moi (2003) a été très fraîchement accueilli lors de sa présentation en compétition officielle au festival de Cannes en 2009. On s’en étonne. Si le sujet peut faire craindre certains clichés, Isabel Coixet les évite avec grâce, en faisant glisser son film à travers divers registres, en laissant au spectateur le soin d’interpréter les comportements mystérieux des deux acteurs principaux, très investis dans leurs rôles. Récit de riches histoires d’amour, Carte des sons de Tokyo est aussi une peinture sensuelle réussie de la ville de Tokyo.
À Tokyo, un puissant homme d’affaires apprend le suicide de sa fille Midori. Tenant pour responsable son fiancé espagnol, David (Sergi Lopez), il engage Ryu (Rinko Kikuchi, vue dans Babel) pour le tuer. Ryu, jeune femme solitaire et mystérieuse qui mène une double vie, employée dans une halle à poissons la nuit, tueuse à gages lorsque l’occasion se présente. Ryu, dont la vie prend une direction imprévue et qui renonce à sa mission lorsqu’elle tombe amoureuse de David. Au premier abord, nous voyons là le schéma bien connu du thriller inscrit dans une mégalopole, du plan meurtrier contrecarré par l’irruption de sentiments, de la rencontre et la confrontation, au sein d’un couple, entre l’Orient et l’Occident. Mais Carte des sons de Tokyo évite les clichés en effleurant plusieurs régimes de récit, en glissant d’un registre à l’autre, d’un rythme à l’autre. Et en ouvrant son histoire sur une dimension supplémentaire à la narration, la peinture sensorielle de la ville de Tokyo.
Carte des sons de Tokyo ne raconte pas tant une histoire de vengeance et de tueurs que des histoires d’amour. La plus évidente, au centre du film, est celle de Ryu et David. Il est espagnol, elle est japonaise, il doit faire un deuil, elle doit le tuer. A peine ont-ils fait connaissance qu’ils passent une nuit ensemble à l’hôtel. Malgré sa tendresse, David ne cache pas que Ryu lui sert d’abord à le consoler de Midori. Finit-elle par valoir quelque chose à ses yeux ? Et si oui, à quel moment ? Nous ne pouvons répondre avec certitude tant les sentiments de David demeurent opaques. Ryu ne se dépare pas non plus de son masque impassible. Le spectateur, attentif à la protagoniste qui s’offre souvent en gros plan, devine davantage son attachement que celui de David, trop concentré sur sa souffrance pour sortir de lui-même. Au fil de la répétition de situations similaires (étreintes dans la même chambre d’hôtel, consommation de ramen, dégustation de vins dans la boutique où travaille David), l’histoire de ce couple balbutiant avance doucement. Et suscite des interprétations plurielles. Tragique dès le début, en raison du décalage entre David qui se console d’une autre et Ryu qui s’attache à lui, elle peut aussi sembler légère. Ryu est lucide sur le fait que David ne lui donnera pas grand-chose, elle semble accepter la composante essentiellement charnelle de leur relation. Sur le fil, cette relation est à la fois physique (les étreintes sont d’ailleurs belles) et amicale, complice. Ces deux solitaires se consolant mutuellement sont touchants, l’incertitude qui plane sur leurs ressentis leur donne du poids. On en regrette d’autant plus le final convenu du film. En voulant aller trop loin dans la tragédie, il empêche cette dernière d’avoir la force qu’elle aurait eue si le film s’était achevé un peu plus tôt.
À cette histoire d’amour effective s’en superposent deux autres, virtuelles, qui s’y réfractent. Celle de David et Midori, l’absente sur laquelle on s’interroge. S’est-elle tuée en raison du manque d’amour de son amant ? Était-elle mentalement dérangée ? En regardant David agir avec Ryu et rester obsédé par le souvenir de Midori, on superpose au couple David/Ryu le couple David/Midori. L’imaginaire, l’image mentale, se mêlent à la représentation, un couple s’enrichit d’un autre, l’histoire devient plus dense. Ryu aussi s’inscrit dans un couple virtuel. Son histoire est racontée, en off, par un homme qu’elle connaît et qui l’aime en secret. Passionné par les sons de Tokyo qu’il enregistre, ce narrateur doit se contenter d’écouter Ryu. Assez rares, ses interventions ont pour intérêt d’ouvrir la représentation sur l’imaginaire, l’histoire principale sur des histoires secondaires, et d’accentuer le charisme d’une Ryu vénérée. Mais la place de ce preneur de son n’est pas assez claire. Il est trop là ou pas assez, son rôle semble artificiel, trop facile, une trouvaille narrative un peu vaine. On aimerait ressentir davantage la force de cet amour secret, à la fois beau et désespéré, alors qu’il demeure anecdotique.
À ces personnages-là s’en ajoute un autre : la ville de Tokyo. Dans chaque plan transparaît la fascination pour la métropole japonaise d’Isabel Coixet, qui campe des atmosphères inspirées par les romans de Haruki Murakami et Banana Yoshimoto. Nous voyageons à travers divers lieux et ressentons la particularité de leurs rythmes. Halle à marée de Tsukiji, où est née l’idée du film et où Ryu s’échine à découper du poisson, à transporter des caisses, troquets peuplés où l’on mange bruyamment du ramen, boutique de vins raffinés où travaille David, hôtel kitsch aux emblèmes parisiens où les amants se retrouvent… diffusent des vibrations, des pulsations variées. La bande musicale, éclectique (chansons de Misora Hibari, Max Richter, Kraak & Smaak, Antony & the Johnsons…), accompagne la plongée dans cet univers pluriel. La ville s’offre ici à tous nos sens. La fluidité des déplacements de la caméra, la beauté de l’image (du chef opérateur français Jean-Claude Larrieu), l’exploration de divers angles (gros plans, immersion dans les rues, plans surplombant Tokyo), le jeu des lumières, façonnent une carte postale élégante mais non superficielle de la métropole. Les sons, enfin, inscrits dans la diégèse et créations autonomes, complètent ce voyage. Carte des sons de Tokyo opère par glissements, du récit d’aventures humaines à l’émergence d’une représentation sensorielle de Tokyo, et fait cohabiter harmonieusement ces deux dimensions.