The Spy Gone North s’ouvre sur des images d’archives qui, entremêlées les unes aux autres par le biais d’un montage kaléidoscopique, produisent par instants quelques dysfonctionnements numériques. Figuration picturale du magma géopolitique instable dans lequel le film s’engouffre ensuite, cette introduction donne à voir un demi-siècle d’histoire d’une division coréenne entre un Nord communiste et un Sud capitaliste. L’idée d’une fusion d’images versatiles dont les pixels s’entre-dévoreraient amène celle, trouble et plurielle, des personnages aux multi-facettes qui composent le récit du film de Yoon Jong-bin. Dans les années 1990, un ancien militaire, Park, est reconverti (de force) en espion à la solde du NIS, les services de renseignements sud-coréens, afin d’enquêter sur la progression du nucléaire de l’autre côté de la frontière. Après plusieurs aller-retours entre Séoul et Pékin, où il tente de se faire remarquer du Comité économique nord-coréen, Park se rapproche du directeur Ri, un proche conseiller de Kim Jong-il susceptible de l’amener à Pyongyang. Se faisant passer pour un business-man avide, Park finit par rencontrer le Leader suprême en lançant un projet de publicité qui serait tourné en Corée du Nord ; projet dont la véritable nature est, bien entendu, tout autre : il s’agit, par le biais de ce cheval de Troie, de vérifier si le site de Yongbyon, qui abriterait les installations nucléaires du pays, est en activité.
Boussole sud
Librement inspiré de faits réels, The Spy Gone North se révèle très vite comme un film cachant de nombreuses aspérités derrière le vernis d’une réalisation léchée. C’est toute la force du film que d’avoir su dissimuler son tumulte historique (ses réels et complexes enjeux) derrière des vitraux soignés et opaques (des images lisses montrant des événements de fiction, souvent historiquement faux), renvoyant par là à la ruse de cette publicité tournée au Nord. Cette déviation de l’attention rejoint celle contenue lors de la réunion finale des deux personnages principaux (Park et Ri), préalablement séparés par une crise diplomatique et à nouveau réunis en 2005 pour le tournage de cette fameuse publicité : une profonde anxiété se cache ici sous un optimisme naïf. Il n’est en effet pas anodin que, au cours de cette séquence, Yoon Jong-bin choisisse de montrer une poignée de main plutôt qu’une autre. Si les deux actrices sud-coréennes et nord-coréennes, s’apprêtant à tourner dans la publicité conçue en coopération entre les deux pays, parviennent bel et bien à se serrer la main, celle entre Park et Ri est, quant à elle, interrompue juste avant de pouvoir aboutir par l’obscurité soudaine d’une coupe au noir. Celle-ci laisse apparaître, dans un second temps, le carton final du film indiquant que Park (cet espion qui a donc jonglé entre les deux pays tout au long des années 1990 dans l’espoir d’une unification) a été poursuivi pour trahison en Corée du Sud quelques années après cette éphémère collaboration. Derrière la « politique du rayon de soleil » amorcée par la victoire de Kim Dae-jung à la présidentielle de 1998, et qui marque l’avant-dernière séquence du film, c’est bien le règne du faux – celui de la publicité – qui est le seul vainqueur : l’accolade entre deux hommes aux destins intimement liés n’apparaîtra jamais à l’image. Celle-ci reste toujours en suspens.
C’est qu’il faut peut-être prendre le film à l’envers pour en déceler toute la richesse. Derrière le masque illustratif d’une mise en scène choisissant l’efficacité et la lisibilité se terre une profonde inquiétude, où il paraît impossible de discerner le vrai du faux, les bons des mauvais, le Nord du Sud, seulement de sombres enjeux sur des images claires. C’est en ce sens que The Spy Gone North paraît infiniment plus intéressant que les différents revivals de guerre froide – Red Sparrow en tête – qui empruntent aux films des nineties et à la filmographie de Verhoeven la seule brutalité graphique sans en digérer l’imagerie profondément retorse et ambivalente. The Spy Gone North fait tout l’inverse. Refusant la frénésie et la violence stéréotypée du cinéma de genre coréen, évitant l’écueil du film d’espionnage fatalement violent (pas d’interrogatoire musclé, peu de morts, encore moins de scènes d’action, seules quelques explosions – dans le vide – à mi-parcours), Yoon Jong-bin opère avec une force tranquille étonnante, presque apaisée, où tout se brouille langoureusement au fur et à mesure que les années passent. L’optique de réconciliation par la seule image y souligne la progression du faux plutôt que celle des faits. L’espionnage du Nord y est un prétexte pour mieux démonter les vices et la corruption permanente du Sud. La relation intime, presque amoureuse, entre Park et Ri, n’est que le moyen détourné de montrer la méfiance de l’autre toujours profondément autant ancrée chez les camarades du Nord (celle de Jong, militaire au service de Kim Jong-il soupçonnant Park de jouer double jeu) que chez les citoyens du Sud (celle de Choi, responsable au NIS, agissant au service de politiciens préférant une Corée divisée). In fine, ce sont ces affrontements et mouvements magmatiques qui, terrés sous la surface d’un volcan a priori endormi, donnent toute leur puissance d’évocation à The Spy Gone North.