Deux images permettent d’illustrer le discours caché derrière les rocambolesques histoires d’espionnage de Red Sparrow. Celles-ci montrent successivement, dans deux salles de projection (qui ressemblent sans s’y méprendre à de véritables salles de cinéma), d’un côté de hauts fonctionnaires russes et, de l’autre, de futurs espions accompagnés de leurs professeurs, tous en train d’analyser les prestations de Dominika Egorova (Jennifer Lawrence), ancienne ballerine russe forcée par son oncle à devenir un « sparrow » (un des « moineaux » envoyés par les services secrets amadouer l’ennemi afin de lui soutirer des informations). Dans les deux salles, les dirigeants russes comme les élèves observent à l’écran les techniques de séduction très offensives exercées par Dominika sur un jeune soldat pour décrypter de quelle manière le rapport de force s’installe entre la séductrice (ici prédatrice) et sa proie. Ici, ces analystes qui étudient la façon dont se décante, à l’écran, une tension (sexuelle en l’occurrence) afin d’en conclure un éventuel rapport de domination, ce sont nous.
L’idée est intéressante et peut même évoquer le cinéma réflexif et provocateur de Verhoeven. Le fait que la « proie » y soit en permanence masculine (ici, un jeune soldat, mais aussi, tout au long du film, un haut fonctionnaire russe, un espion américain ou un « sparrow » victime de son propre piège) et que les rapports de force y soient constamment ambigus (la force physique des hommes face à l’infinie puissance de séduction des femmes) n’est d’ailleurs pas anodin. Les rapports de séduction/domination de Basic Instinct, où la romancière Catherine Tramell semblait tirer toutes les ficelles d’un grotesque jeu de faux semblants en menant à la baquette un enquêteur, Nick, impuissant et manipulé, se rapprochent des rapports de suspicion/excitation au centre de Red Sparrow. En ce sens, la sexualité aux surprenantes allusions sadomasochistes et la violence crue toutes deux contenues dans le film détonnent même avec le reste de la production hollywoodienne et confirment un rapprochement bien conscient avec l’œuvre du cinéaste hollandais et, plus largement, tout un pan du cinéma des années 1980 – 1990. En plongeant la tête la première en pleine trinité des bas instincts (le combo racoleur sexe/violence/mort), Francis Lawrence tente, au passage, de nous mettre face à notre propre voyeurisme. C’est raté : cette perversion, en plus de s’avérer datée, finit par être noyée sous des atermoiements politico-tactiques interminables.
Basique instinct
Car Red Sparrow n’est, en fait, qu’un simple film d’espionnage où chaque trouble potentiel est annihilé par le sérieux à toute épreuve d’une intrigue grossière et attendue. Les tensions, meurtrières comme sexuelles, et les quelques frissons insufflés par le comportement de Dominika sont en permanence évacués et expédiés au profit d’un scénario à la binarité idéologique d’un autre temps : si Dominika veut vivre libre avec sa mère handicapée, elle n’a pas d’autre choix que d’aider le camp qui le mérite vraiment, à savoir les États-Unis d’Amérique plutôt que l’actuel régime russe gangrené par la corruption. Cette volonté, pourtant excitante sur le papier, de ré-actualiser un cinéma de fin de guerre froide à mi-chemin entre le pur film d’espionnage et le thriller érotique, aussi débridé et libéré d’une certaine pudeur qu’obsédé la division profonde d’un monde bipolaire, est si peu travaillée qu’elle finit par s’autojustifier. « La guerre froide n’est pas finie », dira à ce propos la directrice de l’école chargée de la formation des moineaux. Et si celle-ci n’est, à l’heure actuelle, peut être pas tout à fait terminée (ce n’est pas l’actualité récente, ses empoisonnements au Novitchok et ses ambassadeurs renvoyés de parts et d’autres qui contrediront cela), Red Sparrow illustre, malgré lui, la difficulté d’en actualiser les obsessions cinématographiques au monde d’aujourd’hui sans paraître à côté de la plaque : entre cold war revival décadent et pensum ringard, il n’y a qu’un pas.