Remplacez Alice par Lillian (Talia Ryder), lycéenne désabusée du Sud des États-Unis, et le pays des merveilles par divers recoins de l’Amérique profonde : dans The Sweet East, Sean Price Williams revisite le conte de Lewis Carroll avec la même énergie chaotique qui imprégnait déjà son travail de chef opérateur (en particulier sur Good Time des frères Safdie ou Zeros and Ones d’Abel Ferrara). Abrasive, la photographie en 16mm donne ainsi une forme tumultueuse à la fugue improvisée de la jeune fille à travers le pays. Si ces prémices évoquent ceux d’un road movie, on ne trouve toutefois pas ici d’horizon à rattraper au loin : le voyage se fait par sauts de puces entre des destinations distinctes, chaque État visité faisant l’objet d’un chapitre à part entière. The Sweet East fonctionne de la sorte par agrégation – de plans, d’espaces, de personnages hauts en couleur – pour brasser à l’envi les faits d’actualité et les légendes urbaines : attaques à l’arme à feu, suprémacisme blanc, réseaux secrets de pédophilie, extrémisme religieux, punks antifascistes… Cet éclatement, qui confère au film une fraîcheur manifeste (on change de genre en fonction des destinations, de la comédie satirique à la fable gothique), constitue ceci dit l’une de ses limites : si la profusion d’idées est souvent réjouissante, elle génère à la longue un certain épuisement.
Comédie humaine
Malgré cette identité disparate, le film maintient une légèreté quasi invariante, proche de la dérision. Il déjoue de cette manière tous les obstacles sérieux qui se dressent sur la route de Lillian : même un commando islamiste s’avère composé de fans timides de musique électronique. On fera d’ailleurs remarquer à la jeune femme qu’elle « tourne tout à la blague », un reproche que l’on pourrait par endroits adresser au film lui-même, qui n’évite pas quelques lourdeurs (cf. les gags scatologiques ou scabreux). Ce sens du décalage nourrit cependant le projet du film : inventer une écriture éclatée et composite pour embrasser les pôles extrêmes de la société américaine. Plus divisée que jamais, cette dernière retrouve ici une organicité sous l’égide de la farce, qui parvient à faire cohabiter des individus « venus de planètes différentes mais qui parlent tous la même langue » (comme le dit Lillian à propos d’un film de science-fiction). Le film évoque par moments le curieux Southland Tales, qui brossait, dans un geste similaire, le tableau d’un Miami semblable à une vaste télé-réalité : The Sweet East s’amuse des rôles de chacun, en particulier lors d’une scène de violence cartoonesque déclenchée par le tir d’un faux pistolet sur un plateau de tournage.
Heureusement, Williams ne s’en tient pas à une galerie de caricatures. Le ton sarcastique et irrévérencieux ne l’empêche pas de se confronter plus profondément à ses personnages, qui apparaissent tous particulièrement incarnés. Parmi les marginaux qui croisent la route de Lillian, le plus touchant s’avère curieusement Lawrence (Simon Rex), un suprémaciste qui la recueille quelque temps dans sa maison sur les rives du Delaware. Son discours, typique des mouvements complotistes d’extrême droite, laisse rapidement place à une prévenance inattendue. L’entente qu’il noue avec Lillian livre l’un des plus beaux segments du film : si les intentions de Lawrence, étrange universitaire attentionné et pontifiant, restent d’abord ambiguës, les suspicions sont désamorcées par une séquence dans un hôtel new-yorkais. Alors que la jeune femme l’invite à partager son lit, le temps se dilate pour établir, simplement par des jeux de regards finement dessinés, le refus de Lawrence et sa tendresse désintéressée. À la manière d’un portrait cubiste, le film assemble ainsi des facettes à la fois superficielles et insoupçonnées du personnage.
De l’autre côté de l’écran
Lillian, ballottée par les événements, apparaît en comparaison moins définie (elle change d’ailleurs d’identité au fil des rencontres en donnant un faux prénom) : Williams regarde à travers elle toute une jeunesse désensibilisée, à la limite de l’apathie, pour qui les discours historiques motivant les différentes factions politiques se trouvent, tels les monuments de Washington croisés au début du film, relégués à l’arrière-plan. Cette façon qu’a l’héroïne – et par extension le film – de « surfer » presque indifféremment entre violence, poésie et trivialité n’est pas sans évoquer une navigation sur le web. Agrégeant des matériaux hétérogènes (vidéos prises par les smartphones des personnages, reportages télévisés) dans son collage frénétique, la mise en scène « scrolle » de vignette en vignette avec son personnage – d’ailleurs souvent rivé sur son téléphone, ou placé en position de spectatrice des tableaux incongrus qu’elle traverse. Lillian semble être passée de l’autre côté de l’écran, comme en témoigne la façon dont elle pénètre, au début du film, l’envers d’un miroir dissimulant un tunnel. L’archipel de localités qu’elle traverse ensuite tient de la projection d’un imaginaire contemporain, dopé aux « contenus » de toutes sortes.
The Sweet East livre dès lors une image mentale de la jeunesse américaine, recyclant les visions de son époque sans trouver d’échappatoire. Si Lillian aspire à recouvrer une liberté lorsqu’elle quitte son voyage scolaire au début du film, son évasion s’avère finalement paradoxale : l’élan de l’aventure bute sur une série de claustrations, tandis que le film, suivant un faux rythme, donne l’impression de s’agiter sur place. L’espace lui-même, réduit à une poignée de lieux qui paraissent déconnectés, participe de cette sensation de tourner en rond. Le dénouement ne trompe pas : déçue de son périple, Lillian finit par rentrer chez ses parents – donc à la case départ –, dans une maison de banlieue amochée et surpeuplée où s’imposent à elle les échanges assez consternants des adultes lors d’un dîner. Le plan final enferme la jeune femme entre le drapeau américain ornant le porche et, dans le fond du cadre, une télévision diffusant les images d’une catastrophe (apparemment un attentat d’ampleur survenu à l’instant sur le sol états-unien). La cocotte-minute esquissée par The Sweet East finit donc par exploser, révélant, derrière l’agitation « punk », un profond sentiment de fatalité. Et le film de s’achever sur une maxime à la fois provocatrice et amère : « everything will happen ».