Le projet arbore l’auréole de l’entreprise familiale bien intentionnée. Un jour de passage sur la terre de leurs ancêtres, la Galice espagnole, l’acteur américain Ramón Estevez, alias Martin Sheen, et son fils Emilio ont décidé de produire un film de fiction sur un pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle. Motifs invoqués : raconter une quête, un pays, un esprit… Oui, on sait, c’est mal de lire les dossiers de presse, et s’en empêcher nous éviterait d’écarquiller les yeux face aux écarts parfois abyssaux entre intentions et résultats. Dudit pèlerinage, Emilio Estevez ne semble avoir retenu que l’idée d’une longue randonnée à travers toutes sortes de points de passage touristiques du nord de l’Espagne, périple complété par tous les clichés tombés sous la main du scénariste-réalisateur.
Même l’intrigue de départ, mettant en abyme la relation entre l’acteur principal et le réalisateur, fleure bon la convention d’écriture qui jamais ne dépassera ce statut. Martin Sheen campe un Californien aisé venu à Saint-Jean-Pied-de-Port, au Pays basque français, identifier le corps de son fils baroudeur, tué accidentellement alors qu’il entreprenait le pèlerinage. Il finit par se lancer lui-même dans la longue marche, sans trop savoir pourquoi mais en cherchant à comprendre ce qui motivait cet enfant dont il était si éloigné, portant dans son paquetage les cendres de ce dernier mais ayant parfois l’illusion de le voir à ses côtés pour guider son âme égarée (apparitions jouées par Emilio lui-même, muet mais très insistant). Cependant, ce poncif collant à la peau du protagoniste tout au long du voyage n’est presque rien comparé à la caricature infligée à ce qui l’entoure, au territoire étranger qu’il découvre. Il faut voir la folklorique compagnie que le film lui adjoint progressivement : le Néerlandais bon vivant et fumeur de joints, la Canadienne en pendant désabusé de l’Américain, l’écrivain irlandais pédant et survolté. Et puis, il y a cette vision béate d’une Espagne apparemment si ouverte aux pèlerins qu’elle les accueille en touristes, leur offrant de quoi nourrir leur appétit de pittoresque et de bizarrerie distrayante seyant, paraît-il, aux pays étrangers : ici un aubergiste jouant au torero, là un illuminé s’improvisant hôte d’étape en se parlant tout seul. Dans ce ramassis d’images d’Épinal, on sauvera un passage évoquant la discrimination envers les Tsiganes, mais le plaidoyer envers ce peuple y est articulé avec un tel ton de donneur de leçons qu’il en est presque aussi pénible que le reste. Miné par une telle complaisance dans le comique touristique, autant dire que dans le genre du road-movie, on tient là un des spécimens les plus creux vus depuis longtemps.
Un fragment de lucidité
Une telle superficialité de traitement n’est pas si surprenante pour quiconque se souvient de la précédente réalisation d’Estevez, Bobby, film choral riche en stars mais pauvre en enjeux autour de l’assassinat de Robert Kennedy. Ce sont les mêmes petits bras qu’on retrouve à l’œuvre ici, à une échelle plus modeste (une production indépendante), mais dans un contexte international qui rend encore plus accablante la courte portée de sa vision du monde. C’est d’autant plus regrettable que dans cette petitesse plus bête que méchante (difficile de qualifier Estevez de xénophobe ou de bigot — tout au plus de cinéaste très inconséquent), on peut déceler une réelle modestie qui, animant un regard sur un pèlerinage religieux, pourrait bien s’avérer une vertu. Cela tient à ce prosaïsme dans lequel Estevez maintient ce qui s’apparente à un acte de foi qui s’ignore : ce pèlerinage auquel se conforment — plus ou moins fidèlement — les quatre individus, tous venus là pour des raisons tout sauf spirituelles, reproduisant des gestes anciens avec le vague espoir d’en tirer quelque chose, des attentes progressivement dévoilées pour les uns, restant secrètes pour les autres. Une fois arrivés à destination, alors que l’heure du repos sera venue, une émotion indéfinie les gagnera, comme si, malgré les objectifs avoués, c’était autre chose qu’ils avaient atteint — quelque chose que le film aura le bon goût de ne pas prétendre éclaircir. Alors seulement, les personnages schématiques montreront de convaincants éclats d’humanité. De la présence d’un dieu, on n’aura que très peu parlé — à une seule occasion, en fait, celle d’un geste rituel comme un autre mais qui est aussi un signe des plus forts de la détresse sourde de chacun. Dans cet mystère-là réside une certaine vérité que The Way effleure : celle d’une pratique religieuse qui, par la noblesse qu’elle invoque, la grandeur dont on la pare et les qualités qu’elle appelle, ne laisse pas insensibles ses exécutants, si peu croyants qu’ils puissent être. Il ne s’agit moins de prétendre célébrer que de montrer à quel point il affecte ceux qui, quels que soient leurs motifs, prennent la route. Dommage que pour entrevoir ce fragment de lucidité, il faille cheminer à travers un amas de stéréotypes gluants.