Un petit tour festivalier de deux ans sépare la réalisation de Theeb et sa sortie en France, intervalle pendant lequel les quelques prix glanés (à commencer par le prix Orizzonti du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise 2014 – où nous l’avions manqué) attisaient lentement notre curiosité. Jordanien formé en Grande-Bretagne, Naji Abu Nowar prend pour cadre le mode de vie des Bédouins pour en tirer un âpre film d’aventures. Pour le spectateur qui aura vu trop d’autres films d’inspiration ethnographique mais tirant de cette matière des récits consensuels au regard de touriste (récents exemples de ce world cinema sournois : Lamb, Tanna, et on en passe), Theeb constitue, au minimum, une heureuse surprise. Car si Abu Nowar se pique d’observer ce peuple étranger, ce n’est pas pour en tirer des clichés : son envie de filmer le porte plutôt sur la violence des conflits entre ce qu’on pourrait croire acquis (sur les coutumes nomades, sur le rapport colon/colonisé, sur l’enfance) et la réalité du terrain et des comportement humains.
À hauteur d’enfant
Ces conflits sont d’autant plus prégnants que le film choisit de les montrer via le regard inquisiteur du petit garçon de 10 ans qui lui donne son titre. Curieux de tout, quelque peu aguerri par l’éducation de son grand frère, Theeb (« loup » en arabe bédouin) n’est déjà plus si innocent, se montre occasionnellement au fait de la rudesse du monde, et son regard critique peut se faire sombre, par exemple sur le mépris dont l’officier anglais accueilli sous les tentes de sa tribu peut faire preuve envers eux (nous sommes en 1916, ce bout de désert est encore une parcelle de l’Empire britannique, et à l’horizon la guerre contre les Ottomans fait rage). De l’aventure proprement dite (l’officier demande un guide pour une mission, le frère de Theeb se propose, ce dernier s’infiltre dans le groupe, et c’est parti pour un périple dangereux à travers le désert), Abu Nowar sait faire exister le cadre, filmant sur ce désert à la fois comme un espace propice à toutes les péripéties et comme une prison à ciel ouvert divisée en cellules naturelles (par exemple dans la scène à l’oasis qui devient un coupe-gorge). Mais c’est bien sur ce regard à la fois jeune et durci, en quête de maturité mais avec encore des illusions à perdre, que s’alignent intelligemment le film et sa mise en scène qui se tient au plus près du point de vue de son petit héros, comme Fritz Lang le fit avec John Mohune dans son merveilleux Moonfleet, à ceci près que Theeb, lui, est d’emblée prêt à sortir de son cocon.
Traversée du désert
La perte des dernières illusions d’enfant, jointe à celle de nos préjugés premiers sur ce qui pouvait ressembler à un récit initiatique standard, constitue le nerf de cette aventure où l’épreuve offre peu de vraies récompenses. Au fil des rencontres de Theeb, on croit bien voir se profiler des rapports de force (grand frère/petit frère, colon/autochtone, garçon honnête/brigand mûr) et leurs possibles évolutions suivant des schémas familiers (apprivoisement mutuel, émulation, etc.). Or le scénario semble prendre plaisir à contrecarrer ces attentes en renversant à plusieurs reprises les repères de l’enfant qui doit alors s’en trouver d’autres, au rythme du balancement entre la contrainte de la coutume (en particulier celle de l’hospitalité proverbiale bédouine envers tout hôte quel qu’il soit) et l’envie naturelle d’en découdre. Aussi, à l’arrivée du dernier renversement, scène terrible dont le garçon prend lui-même l’initiative, ne nous trouvons-nous ni choqués, ni sidérés : simplement témoins (comme ceux inclus dans la scène) de l’ultime étape d’un processus de maturation où un jeune humain se libère de ses obligations autant que des derniers oripeaux d’une bulle révolue. Ainsi le regarde également le cinéaste, sans jugement ni dramatisation superflue, avant de le laisser s’éloigner vers la fin du film, porteur d’un nouveau bagage empreint de mystère où l’on ne saura trop distinguer la part restante de l’enfant et celle apportée par l’adulte en devenir.