Quand on est originaire d’un pays où le septième art a pour quasi unique représentant à l’étranger un certain Pedro Almodóvar, difficile d’imposer son propre univers de cinéaste tout en sachant que l’on va être jugé à l’aune des films du génial (et écrasant) réalisateur de Tout sur ma mère. Même le délirant Álex de la Iglesia n’y échappe pas toujours. Et Alejandro Amenábar a dû attendre de réaliser un film à l’étranger, dans une langue qui n’est pas la sienne (Les Autres), pour être réellement pris au sérieux.
Pour son premier long-métrage, Pablo Berger ne se facilite pas la tâche : son héros est incarné par Javier Cámara, l’infirmier amoureux d’une comateuse dans Parle avec elle d’Almodóvar. Méconnaissable (front dégarni, moustache, pattes d’eph’ : la parfaite panoplie seventies), il se glisse avec aisance dans la peau d’Alfredo, VRP dont les ventes d’encyclopédies chutent dangereusement. Son patron lui propose d’abandonner le porte-à-porte pour se lancer dans la réalisation de films Super‑8 aux vertus éducatives, destinés au public suédois. Mais nous sommes dans les années 1970, dans une Espagne franquiste qui a raté le train de la révolution sexuelle, et les films en question sont des mini-pornos dans lesquels Alfredo devra également jouer avec sa propre épouse, la douce et timide Carmen…
Dès les premières scènes, Pablo Berger installe un esthétisme de pub qui fait un peu grincer des dents. Baignant dans une lumière verdâtre telles les vieilles photos de l’époque, nos deux héros un peu benêts passent de l’ambiance kitschissime du monde de l’entreprise, revu et corrigé type Messages à caractère informatif, aux cours de pornographie appliquée prodigués par un producteur suédois et son épouse peu farouche. C’est souvent drôle, mais un peu léger tant sur la forme que sur le fond. De la même façon, l’enthousiasme avec lequel le couple coincé se lance dans d’improbables parties de jambes en l’air, multipliant les scénarios ineptes et les costumes ad hoc, est terriblement prévisible. Aussi attachants soient-ils, nos deux héros manquent cruellement de consistance.
C’est sous-estimer Pablo Berger, cinéaste qui aime visiblement prendre son temps et jouer avec certaines règles pour mieux les transgresser quand bon lui semble. Pour Carmen, les sommes d’argent considérables que le couple gagne en filmant ses galipettes représentent une chance inespérée de fonder enfin une famille. Peine perdue, elle n’arrive pas à tomber enceinte et se laisse doucement gagner par la dépression, d’autant plus que son époux, lui, a une nouvelle lubie : Ingmar Bergman, cité en référence absolue par le producteur pornographe qui était loin de se douter que Le Septième Sceau deviendrait, pour Alfredo, un sommet à atteindre.
En offrant subitement à ses personnages une profondeur inattendue, presque inespérée, Berger quitte l’univers de sitcom qu’il s’était créé pour explorer des territoires beaucoup plus sombres, et donne à son film une dimension dramatique sans pour autant tomber dans la facilité de la recette « sexe-gloire-déchéance » propre à ce type de sujet (voir Boogie Nights de Paul Thomas Anderson ou Auto Focus de Paul Schrader). Tout à coup, Alfredo et Carmen deviennent les acteurs d’une double réflexion sur la création (originelle – donner la vie – et artistique – écrire un scénario, réaliser un film) aux multiples niveaux de lecture. Bien entendu, Pablo Berger n’oublie pas le rire, mais celui-ci se fait plus grinçant, plus dérangeant : la scène où Carmen, un landau vide à bout de bras, fuit dans un centre commercial un admirateur suédois trop pressant, évoque presque une collision improbable entre Hitchcock et le Almodóvar d’Attache-moi.
Carmen et Alfredo ne peuvent pas avoir d’enfants car ce dernier est stérile ; Alfredo tournera son film, hommage appuyé à Bergman intitulé Torremolinos 73 dans lequel Carmen hérite du rôle principal, avec l’appui financier de son producteur et sans se douter des exigences de celui-ci. Dans le décor désertique et angoissant de Torremolinos, station balnéaire espagnole très courue dans les années 1970, Carmen et Alfredo uniront leur désir de création au cours d’une scène bouleversante, dans laquelle chacun réalisera, à sa façon, le souhait de l’autre. Dans cette scène, réflexion sur la notion même de cinéma, sur l’action de filmer, mais aussi sur l’idée de la transmission (artistique, physique), Pablo Berger ouvre une porte sur son âme et s’impose d’emblée comme un réalisateur à surveiller de près.