Après la version Disney en prise de vue réelle avec humour en sus, après la relecture en blockbuster sérieux et épique mais schématisé et importé de partout, 2012 aura vu le conte de Blanche-Neige revisité façon The Artist. De quoi rendre cette version plus intéressante que les précédentes ? Voire…
La même histoire
Blanche-Neige, prénom Carmen (comme sa mère). Plus de princesse de contrée imaginaire, place à la fille d’un torero et d’une danseuse dans l’Espagne méridionale des années 1920, appelée elle aussi à taquiner le bovidé. La méchante belle-mère, ancienne infirmière, affectionne les poses pour revues d’intérieur et le sado-masochisme. Les sept nains sont six, toreros et forains (le septième étant peut-être parti tenter le casting de Blanche-Neige et le Chasseur où ils ont fini à huit). Et d’autres trouvailles encore. Le scénariste et réalisateur Pablo Berger (Torremolinos 73) s’en est donné à cœur joie pour rhabiller le conte selon des codes bien éloignés de l’orthodoxie fixée sur le papier par les frères Grimm. Mieux, il fait mine de l’extraire encore du littéraire vers le cinéma en en faisant un film muet en noir et blanc, esthétique semble-t-il adaptée à l’époque où il a replacé l’histoire.
Comment une telle débauche d’efforts dans l’adaptation ingénieuse peut-elle laisser de marbre ? Par le fait que ces nouveaux détails, si originaux qu’ils soient, ne s’avèrent capables que d’enjoliver un récit vu, revu et devenu lieu commun. En vérité, Blancanieves croise deux démarches de décalque qui, ensemble ou séparément, ne génèrent que de la reproduction sans autre plus-value que des oripeaux. Il s’agit d’abord, bien sûr, de la redite du conte de Blanche-Neige. Même transposé dans un nouveau contexte, il n’inspire à Berger rien de plus que tout ce qu’on en connaît déjà, son sens littéral comme son sous-texte psychanalytique (complexe d’Œdipe, répression sexuelle, femme livrée aux désirs d’une communauté masculine…), tout cela déjà présent jusque dans le classique d’animation Disney de 1937. N’y voyant rien de plus à en tirer, ni sur ses personnages ni sur la femme ni sur le conte (tout au plus, pendant le coma de Blanche-Neige attendant son prince charmant, assistera-t-on brièvement à un défilé de complexes sexuels d’une certaine société), le réalisateur ne fait que donner de ces acquis une illustration à l’originalité tape-à-l’œil.
Muet mais bien bavard
Ce qui amène à considérer l’autre démarche de reproduction, la plus formaliste : l’imitation de film muet. Berger n’est pas le premier à convoquer l’esthétique des films « ancestraux » — et il s’expose au même piège que d’autres : citons Guy Maddin, Michel Hazanavicius dans The Artist, voire Miguel Gomes dans la partie africaine de Tabou. L’argument pour ce mimétisme est à peu près le même pour tous, plus ou moins déclaré : acter le fait que les progrès techniques du cinéma ont paradoxalement altéré le pouvoir d’évocation originel de cet art, se rapprocher d’une forme plus primitive, sous le prétexte de retrouver une pureté d’expression perdue. Or le vœu est pieux et le jeu dangereux, ce simulacre d’ancien par le bon élève moderne risquant fort, a priori, de tourner à l’exercice de style à l’intérêt limité. Gomes échappe au piège en faisant de son emprunt au muet l’expression d’une envie particulière (son propre plaisir du conte, où les images muettes mais commentées seraient des fragments de traces visuelles) ; Maddin s’en tire — avec d’inégales réussites — en bidouillant savamment ses simulacres fétichistes. Berger, en revanche, se rallie à la même optique que Hazanavicius : l’hommage par le décalque esthétique propret et insipide. Dans ce film comme dans l’autre, l’application consciencieuse des codes du muet n’agit que comme illustration d’une idée bien académique du cinéma originel.
Moins habile que Hazanivicius, Berger trahit de façon plus flagrante sa posture de bon élève, la contrainte de pensum qu’il s’impose alors que son désir va clairement aux formes plus modernes du médium, en en rajoutant plus que nécessaire pour raconter son histoire : excès léger mais perceptible d’intertitres, de scènes explicatives, voire d’effets de style pour surligner les évidences et invoquer bruyamment les mânes primitives du cinéma. Car même lorsque la réalisation fait mine de s’emballer en clignant occasionnellement de l’œil à des ancêtres à l’esthétique marquée tels qu’Eisenstein ou Buñuel (caméra portée, séquences en montage ultra-rapide, surimpressions, etc.), les effets obtenus ne produisent que du surplace, une tautologie plus gênante qu’efficace — d’autant plus gênante que ce baroque de bazar, application soignée d’effets existant principalement comme clins d’œil cinéphiles (pour traduire : « admirons les vieux effets de l’époque ») n’atteint pas une fraction de la puissance évocatrice des aînés. Ceux-là travaillaient le médium en visant l’expression idéale de leur vision, pour la plupart sans se soucier plus que nécessaire de la perfection technique de leur travail. Leurs imitateurs les plus serviles, comme Berger, ne savent que montrer à quel point ils maîtrisent les anciennes techniques (sous-entendu : en plus d’être professionnels dans les nouvelles). La différence d’intérêt est criante.