Sur un canevas thématique et temporel proche de son précédent film (la révolte des ouvriers de la société LIP, qui se déroula également dans les années 1970), Christian Rouaud poursuit son travail d’exhumation des méthodes de résistance du peuple, avec le récit du combat des paysans du Larzac face à un État cannibale qui tente de les exproprier de leurs propres terres. À travers les témoignages des protagonistes de l’époque, il trace une nouvelle radiographie de la « lutte joyeuse », qui rappelle que l’esprit d’insoumission reste la meilleure prérogative pour faire valoir ses droits.
En deux films, Christian Rouaud aura réussi à imposer une méthode qui, si elle ne brille pas par son inventivité formelle, semble en tout cas destinée à épouser les moindres détails d’un récit dans le cadre d’affaires bien précises. Tous au Larzac raconte, avec moult témoignages à l’appui, comment les paysans et activistes du célèbre plateau ont réussi, après dix ans de lutte, à faire abandonner un projet d’extension d’une base militaire qui serait venu empiéter sur leurs terres. Il n’est ici nullement question de donner la parole à la défense (en l’occurrence, le gouvernement de l’époque, dont les hommes n’apparaissent que dans des documents d’archive), ou de dresser un portrait à charge de l’appareil étatique, mais bien de décrire les rouages d’une prise de conscience et les moyens particuliers mis en œuvre pour offrir une opposition appropriée. Rouaud a le grand mérite de ne jamais se poser en donneur de leçons, car il sait aussi bien que ses protagonistes qu’il n’existe pas de modèle type de la lutte, et son intérêt se focalise sur la façon dont il faut constamment réinventer ses propres moyens de résistance.
La richesse du récit tient en particulier à la verve avec laquelle sont rapportés les témoignages, souvent drôles, d’une lutte guidée par un esprit d’improvisation et d’insouciance. Et même si la narration revêt parfois un caractère fastidieux dû à l’éparpillement des souvenirs, elle y gagne parfois en nuances, notamment grâce à l’humilité des protagonistes de l’époque, qui n’hésitent jamais à faire part de leurs doutes et atermoiements. Car le film est aussi l’histoire d’une transformation, celle de paysans timorés éparpillés sur la surface du plateau du Larzac, à qui le mouvement contestataire entrevu à la télévision de mai 1968 avait pu faire peur, et qui décident de s’engager dans la voie de l’activisme. Sans jamais verser dans l’admiration béate, Rouaud choisit d’en montrer le caractère fastidieux, notamment dans la cohabitation avec d’autres mouvements (marxistes, non-violents…) et à travers les débats sur les moyens d’actions que chacun propose : jeûne, manifestations, occupation du terrain. Avec, en filigrane, quelques questions brûlantes sur le militantisme : comment organiser une résistance singulière pour éviter de voir le mouvement récupéré par les différentes mouvances gauchistes au nom de leurs propres idées ? Comment se fondre dans un collectif épars tout en conservant sa propre unité ?
L’ensemble de ces problématiques pose une réflexion passionnante sur les questions de légitimité et de légalité. Comment justifier, pour soi-même et pour les autres, d’entreprendre une action qui à la fois semble juste et impose de faire offense à la loi ? Plutôt que de proposer un manuel scolaire de l’insoumission, les témoignages dessinent peu à peu la création d’un affrontement plus symbolique, d’un duel stratégique et géographique, préfigurant les luttes d’aujourd’hui où il s’agit plus d’envoyer un signal médiatique fort que d’entreprendre une réelle action. Comprendre qu’il est possible de convertir un combat local en étendard libertaire national, c’était déjà l’enjeu des « LIP » qui occupaient leur usine de fabrication de montres. Avec Tous au Larzac, Christian Rouaud étend son aire de jeu à une région toute entière et prouve que la lutte reste, même à notre époque où tout se dématérialise à vitesse grand V, une véritable guerre d’occupation. Et entame, au passage, un dialogue tout en résonance avec les mouvements protestataires d’aujourd’hui comme, par exemple, les Indignés.