Les Lip – L’Imagination au pouvoir est un réconfort pour le spectateur des villes, ce triste citadin invisible dans le joyeux brûlot de Pierre Carles qui dénonçait notre géographie consumériste urbaine. Le film, récit à la mémoire d’une lutte, servi par la ferveur de ses témoignages, utilise la partialité romanesque pour saluer les acquis individuels et collectifs issus de la réflexion critique au travail. Le matériau de l’image, ce sont des femmes et des hommes, autour d’une usine invisible.
« En tant que patron, je ne peux pas laisser dire que les syndicats de Lip avaient des exigences anormales. Il est sûr qu’ils négociaient durement, et ils ne m’ont pas épargné, mais ils ont toujours eu un sens de la responsabilité par rapport à la survie de l’entreprise auquel je rends hommage, car si les actionnaires avaient eu le même, l’entreprise vivrait encore. » − Claude Neuschwander.
Dans un contexte de recrudescence des documentaires interrogeant la valeur et l’évolution des conditions de travail contemporaines (entre autres Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, J’ai très mal au travail de Jean-Michel Carré ou Volem rien foutre al païs de Pierre Carles), Les Lip – L’Imagination au pouvoir revient sur une figure héroïque passée de la résistance salariale.
Il était une fois une entreprise horlogère de Franche-Comté créée par Fred Lip. À la suite d’une ouverture du capital de la société, ses ouvriers prennent conscience de la précarité de leur entreprise. Les nouveaux dirigeants ne démentent pas leurs craintes. Les classiques prises en otage des supérieurs hiérarchiques et autres occupations d’usine (nous sommes juste après Mai 68) révèlent qu’un plan de licenciement de masse et de démantèlement d’entreprise les menaçaient. Sous l’influence d’une démocratie de base favorisant la prolifération des imaginations, les ouvriers décrètent la réquisition du stock de montres, leur mise au secret dans la campagne environnante et la remise en route de la chaîne horlogère pour assurer « des salaires de survie ». Les syndicalistes pas « bêtement syndicaux » unis aux jeunes fous aux yeux pleins de l’expérience 68 nourrissent la flamme d’un conflit social d’une ampleur inégalée jusqu’à ce jour.
L’absolu de la mémoire de nos combattants qui « s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet [tandis que] l’Histoire ne connaît que le relatif », fait barrage à l’échec in fine de l’entreprise par les descriptions jubilatoires de leur fait d’armes et de leur révolte devant les pouvoirs constitués au nom d’une communauté solidaire et responsable. L’exemplarité et la fragile continuité des Lip (Fred, Les Industries de Palente (1979) devenus aujourd’hui Lip Précision Industrie) prouvent qu’une posture de défense n’est pas incompatible avec la gestion d’une entreprise. Si l’Histoire retiendra que l’inspiration était celle de l’autodéfense « pour la sauvegarde de l’outil de travail », plus que l’autogestion, pour des ouvriers pleins d’espoir et sûrs de la viabilité et la vitalité de leur entreprise, pas encore atomisés par le spectre du chômage, la morale de cette histoire montre que la valeur travail est devenue depuis le choc pétrolier la chose du monde la moins bien partagée.
Confirmant l’adage qui veut que cette production minoritaire qu’est le documentaire sur le travail ne souffre pas la contradiction (et pourquoi contredire une parole à peine audible sans cesse noyée par le flux télévisuel des échecs des salariés ?), le film présente en fait la diversité de parole des grévistes de Lip qui s’initièrent en leur temps à la démocratie de base où chaque proposition ou plainte (et non pas opinion selon une lecture révisionniste) était évaluée par tous. Le film porte à merveille ces voix qui prétendent que l’imagination des troupes nourrit le combat salarial. D’où une structure narrative fictionnalisante parfaitement assumée et construite à partir de la chronologie des faits. Portraits des héros et des héroïnes (à partir de 500 pages d’interview) et images d’archives (où le spectateur cherche le visage rajeuni des acteurs) entremêlent consigne et sacerdoce de résistance, laïque et religieuse, à l’injustice industrielle, et, slogans – aujourd’hui abandonnés aux campagnes politiques – comme autant de poèmes performatifs : « L’usine est là où les ouvriers se trouvent », « trésor de guerre », « paye sauvage », « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie », le consensus de la légalité et la perte d’un emploi.
La mise en scène est simple, réunion de plans frontaux des acteurs du conflit, tous assis, face caméra. Plus fort des infimes distorsions de mémoire et d’interprétation, le film évite la voix-off surplombante. Subrepticement, les cadres se resserrent, mimant les élans d’empathie du spectateur, dont l’imagination divague sur les petits mots accompagnant les tartines matinales d’un gréviste pour sa famille, l’aisance du pantalon devant les CRS, la démocratie au travail, la viabilité d’une entreprise, le savoir-faire des salariés, le saccage filmé de l’usine par les CRS et enfin la mise à mort étatique du fait de l’arrêt des commandes publiques qui fit avorter la nouvelle direction industrielle en place… À l’image, cette injustice criarde prend la forme d’un bras d’honneur, du dernier grand patron de Lip, Claude Neuschwander, trahi par le patronat bisontin et les volontés politiques successives. Les changements de point de vue des témoins soulignent une aisance langagière, suscitant le rapprochement des cultures du travail et des mots. Servie par une musique extra-diégétique, qui monte vers l’apex d’un medley de chants révolutionnaires sur l’air d’un violon au moment du générique final, la mise en récit du scénario suscite une lecture plus lyrique que documentarisante, suivant l’élan du cinéaste en faveur de l’épopée Lip. Les témoignages des agresseurs (« Il faut les punir », Pierre Messmer, Premier ministre de Georges Pompidou) finissent de célébrer, malgré eux, ceux qui refusèrent que ne serait-ce qu’un Lip soit laissé sur le carreau. Pour clore le documentaire aujourd’hui, le cinéaste retrouve les prises extérieures avec les engagements politiques des militants de toujours, autour du chômage et des coopératives argentines. Les Lip – L’imagination au pouvoir est autant célébration du combat continu qu’opération d’appropriation de transgression pour l’avenir.