Il y a quelque chose de l’ordre du mirage dans Toute une nuit sans savoir. Le premier long-métrage de Payal Kapadia s’inscrit dans une tradition du cinéma militant et estudiantin dont Mai 68 a posé les codes : tournage léger (le 16mm ou le smartphone), refus du son synchrone et montage juxtaposant des instants pris sur le vif. Cet héritage du cinéma direct, Kapadia le convoque précisément lors de scènes semblant rejouer une image a priori disparue du militantisme politique d’extrême-gauche, où des cortèges d’adolescents emploient la langue du marxisme révolutionnaire et scandent le nom des hérauts de la cause du peuple (« Eisenstein ! Poudovkine ! »). Documenter les assemblées générales auxquelles participent les étudiants grévistes, l’organisation des manifestations, mais aussi la violence de la répression policière, revient à s’approprier la forme canonique du ciné-tract tout en la modernisant, par la confrontation constante entre plusieurs régimes d’image. Les plans sont ici glanés aux quatre vents, sans ordre chronologique précis (même si le film suit sommairement la lutte des premiers jours, puis son implacable répression), et recouvrent une myriade de formats : enregistrements en 16mm des manifestations, plans numériques sur le campus vidé de ses habitants, films de famille en Super8, images télévisées, manchettes d’articles, etc.
Ce montage disparate est mû par une inspiration diverse, à la fois chronique au jour le jour de l’occupation d’une université (puis d’une répression sanglante), et kaléidoscope de visions poétiques évoquant le travail de la mémoire involontaire. Envisagées alternativement comme de vastes blocs ou comme un éparpillement d’images anonymes, les scènes fonctionnent souvent en vase clos, au risque que la joliesse interne de certains plans prenne le pas sur la construction d’une dynamique d’ensemble. Le sentiment d’appartenance à un collectif se dégage avant tout lors d’instants fugaces de ferveur partagée : tout se déroule comme si le film se faisait « chambre d’écho », répercutant par le découpage et la juxtaposition des images la dépense d’énergie des personnages, ce que synthétise la première scène où les étudiants dansent longuement, de manière désordonnée, sous l’œil bienveillant de la caméra. Nul socle théorique ne vient ici cimenter la lutte, mais seulement le plaisir d’être uni par un même désir de changement.
Le film tire dès lors sa singularité du contraste porté par le voix de L., héroïne supposée du film, dont la cinéaste dit avoir trouvé, par hasard, comme dans les artifices des vieux romans épistolaires, un amas de lettres ainsi qu’un journal intime. Un soir de doute, son amant, issu d’une caste supérieure à celle de sa fiancée, a fui par crainte des représailles de sa famille. La nuit du titre semble dès lors désigner celle dans laquelle L. plonge lentement, nuit de chagrin puis de colère nimbant chaque séquence d’une aura mortifère. Contrepoint systématique à la foi des protagonistes dans leurs propres luttes, sa voix, qui constitue souvent l’unique bande-son, jette un pont entre la crise intime et la tragédie collective en dessinant l’ennemi commun : l’immobilité d’une société indienne gangrénée par la ségrégation classiste. Le timbre cassé de la voix-off fait résonner le lyrisme de ses mots simples, donnant du même coup une épaisseur nouvelle à l’ensemble du film. Avec les lettres de L., l’échec politique trouve une forme à même d’exprimer la douleur qu’il suscite chez les étudiants, comme si le chagrin d’une seule femme devenait celui de toute une génération. Au tiers du récit, le dessin de deux mains enlacées apparaît en surimpression sur des images du campus ; la fin d’un amour et les illusions perdues de la lutte politique se superposent et s’entrelacent de la même manière à l’échelle du film entier. C’est là une manière de donner la parole à celles et ceux que le pouvoir a réduit au silence, dans un film qui, à l’exception de quelques propos captés sur le vif, ne laisse aucune place au témoignage direct. Un temps déroutant, ce choix découle toutefois directement d’un usage du noir et blanc charbonneux visant à figurer le point de vue, voire même le mode de pensée, des camarades de la cinéaste. Projeter des films la nuit, placer une bâche sous un arbre pour que s’y reflète la Lune, dormir sous une veilleuse d’où sort une constellation de points lumineux, voilà au fond autant de manières de résister, comme pour faire passer un peu de lumière dans la grande nuit totalitaire.