Payal Kapadia revient avec nous sur la réalisation de son premier long-métrage, Toute une nuit sans savoir, à l’occasion du Prix à la Création de la Fondation Gan pour le Cinéma, attribué pour le financement de son prochain film, All We Imagine as Light.
Votre dernier film, Toute une nuit sans savoir, est sorti en France en 2022. Pourriez-vous nous parler de sa genèse ?
J’étais encore étudiante à l’école nationale de cinéma — l’Institut indien du cinéma et de la télévision — lorsque nous avons commencé à réaliser ce film. En 2015, nous avions, avec tous les étudiants de cet établissement, participé à une grève contre l’administration, qui avait duré 139 jours. À partir de ce moment-là, mon partenaire Ranabir Das (qui est le directeur de la photographie et le monteur du film) et moi-même avons décidé de documenter les activités sur le campus. Des manifestations d’étudiants ont également eu lieu dans différentes régions du pays. Notre film a donc continué à se développer jusqu’à ce qu’il prenne cette forme.
Dans sa forme finale, votre film met justement en scène des images d’archives issues de différentes époques. Comment avez-vous travaillé le dialogue entre ces temporalités ?
Au fur et à mesure que le film avançait, nous avons réalisé que nous devions adopter une vision des choses plus large que celle de notre école de cinéma. Nous avons imaginé une voix off et des lettres fictives qui pouvaient traverser le temps et les différentes manifestations. Ces dernières se sont déroulées sur une longue période de cinq ans, et chacune d’entre elles pourrait faire l’objet d’un film en soi. Ce dispositif nous a ainsi aidés à nous déplacer dans le temps.
Vous intégrez des vidéos d’assaut de la police. Où avez-vous trouvé ces images ?
Une grande partie des images a été filmée par nos amis, qui étaient également présents lors des manifestations. Certaines ont été trouvées sur Internet, car elles ont été largement documentées par certains médias.
Et à quel moment avez-vous décidé de les intégrer ?
Il est difficile de parler de ces manifestations sans évoquer la brutalité policière. Je ne pense pas que cela soit spécifique à l’Inde, cela concerne le monde entier. Dans de nombreux pays, y compris en France, les gouvernements n’hésitent pas à utiliser la force contre les citoyens qui manifestent. Bien que les manifestations soient un droit démocratique, tous les dirigeants se sentent menacés par elles. La puissance et la force de l’unité des manifestants peuvent ébranler n’importe quel gouvernement. Nous le voyons en ce moment avec le massacre des manifestants en Iran, qui ont malgré tout le courage de sortir dans la rue ! En Inde, ainsi qu’en France, les manifestants ont été confrontés à la violence, même si ce n’est pas sous une forme aussi extrême.
Le montage est une composante essentielle de votre film, pourriez-vous nous parler de votre travail avec Ranabir Das ?
C’est évidemment une étape cruciale dans ce film qui comporte beaucoup d’images tournées par des manifestants ou des caméras de surveillance. Lorsque Ranabir choisissait les plans à conserver, il avait une vue d’ensemble sur le film, sa mise en scène et son langage visuel. Par ailleurs, nous avons fait beaucoup d’essais et notre manière de travailler s’est aussi affinée au gré de nos erreurs. Himanshu Prajapati [NLDR : le scénariste] et moi-même écrivions après avoir visionné les séquences tournées, puis nous les transmettions à Ranabir, avec qui nous testions différentes versions… Ce travail s’est fait petit à petit, avec beaucoup d’expérimentations. Il fallait trouver un équilibre entre les informations, les émotions de certaines séquences, et le propos général du film.
Comment considérez-vous votre statut au sein du cinéma indien ?
Aujourd’hui le cinéma indien se développe et ne se limite plus à l’idée que l’on se fait de l’industrie des films de Bollywood. Plusieurs réalisateurs de films d’art et d’essai voient le jour et des documentaristes font du bon travail. Récemment, le documentaire All That Breathes de Shaunak Sen a également remporté l’Œil d’Or [NLDR : décerné lors du Festival de Cannes]. Bien sûr, nous n’avons pas l’infrastructure et l’histoire du cinéma d’art et d’essai comme en France. J’espère qu’il pourra aussi, à terme, se développer ici !