Trois faces (2007) et Glossolalie (2005) ne dérogent pas à la règle des livraisons du collectif pointligneplan, qui a fêté ses 10 ans au centre Pompidou cette année. À savoir un cinéma hors-norme, expérimental et de recherche, basé sur des dispositifs réflexifs. Très dissemblables, formellement et quant au ton, ces deux œuvres pourraient pourtant bien fonctionner comme un diptyque organisé autour des questions du langage et de la communication. Le cinéma est ici le lieu d’une utopie joueuse, au moins pour ceux qui voudront bien accepter cette invitation à la déambulation et à la divagation.
Barcelone, Marseille, Gênes, ce sont les Trois faces. Trois villes portuaires disposées en amphithéâtres face à la mer. Trois cités maritimes qui tournent le dos au continent et regardent au large, depuis bien longtemps. Trois chapitres successifs, avec un dispositif faussement naïf alternant prise de vues « documentaires » classiques et entretiens avec des intervenants, et trois problématiques a priori très dissemblables. Pour Barcelone, la question du bilinguisme catalan-castillan et plus largement du multilinguisme. À Marseille, un centre de rétention pour étranger soustrait au regard (et au langage) des habitants. À Gênes, il sera question de réhabilitation urbaine et des rapports centre-périphérie. Il appartiendra bien sûr à chacun de tourner le dos à cette apparente linéarité pour croiser des fils, lier des correspondances transversales au sein d’un rébus autant langagier que visuel.
Si on veut bien se prêter au jeu, c’est alors que la boîte de Pandore s’ouvre. L’espace méditerranéen obéit à un double mouvement contradictoire. Celui d’une civilisation à part entière, avec ses héritages et ses permanences. Tout autant, il s’agit d’un espace fragmenté, plein de ruptures actuelles et passées. Ceci trouve une expression visuelle qui traverse les trois segments, mais pas exactement réitérative : petite ruelle plongeant vers la grande bleue, jeunesse s’adonnant au football, vues sur le port (portiques à conteneurs, pêcheurs). Rébus visuel donc.
Mais cette logique duelle est aussi incarnée par la présence et la parole, notamment celle d’Arnau Pons, poète catalan, donc très marqué par une identité revendiquée, avec en filigrane la question du castillan. Ce dernier est par ailleurs capable de faire un bon petit tour linguistique de la Méditerranée par le biais de son activité de traducteur, y compris dans des langues non maîtrisée : croate ou italien par exemple, et même du yiddish au judéo-espagnol ! Le voyage linguistique est donc aussi spatial que temporel. Ce personnage représente bien un grand écart entre ancrage catalan et ce que l’on pourrait nommer un « universalisme méditerranéen »… Par ricochet, la question du cosmopolitisme émerge, à Marseille par le biais de ce centre de rétention dont rien, ou si peu, filtre, comme une incommunicabilité dénoncée par une représentante de la CIMADE, association d’aide aux étrangers et réfugiés. Et à Gênes les problématiques de la mixité sociale et de l’immigration s’invitent au cœur des projets urbains.
Dans Trois faces, le spectateur est donc laissé à lui-même, il doit faire son chemin, trouver des liens narratifs, visuels ou sonores (la parole, la rumeur urbaine). Ces trois villes ont aujourd’hui à composer avec ce que la culture et le temps ont essaimé de sédiments successifs complexes. Si le spectateur est davantage pris en charge avec Glossolalie, avec un chapitrage thématique en douze points, c’est pour mieux le perdre au sein d’un invraisemblable catalogue de moyens de communication, jusqu’aux plus fantaisistes. Comme le nain de la chambre rouge de Twin Peaks, on prononce à l’envers (et non en « verlant »), et lorsqu’on inverse l’envers, on revient à l’endroit… Glossolalie s’apparente à un voyage à travers des horizons linguistiques réels (comme l’espéranto ou la langue des signes) ou imaginaires. Ceci sous une forme didactique, évidemment un leurre puisque l’absurde et le non-sens, dans tous les sens du terme, constituent la matière de ce drôle d’objet.
Pour les chrétiens, la glossolalie est la langue des anges, cela consiste à parler (prier) dans une langue inconnue. Un don charismatique que l’on reçoit de Dieu, qui avait lui-même divisé les hommes en multipliant les langues afin de mettre un terme à l’orgueilleux projet de construction de cette tour de Babel visant à atteindre les cieux. Loin d’avoir la prétention d’un retour à une situation pré-babelique, Érik Bullot prend acte de la multitude, faisant même converser plusieurs personnes dans des idiomes qu’aucun autre que le locuteur ne comprend. De Glossolalie à Trois faces, le cinéma s’apparente à une langue instable dont le réalisateur réinvente et questionne la grammaire. Certes gentiment, le spectateur est placé dans un inconfort, mais c’est avant tout une manière de lui laisser le champ libre. « Faire des films relève aussi d’un non savoir, d’une forme de balbutiement » déclare le réalisateur. Tout bien réfléchi, l’incertitude n’est, en cette compagnie, pas si inconfortable que ça.