Après des années d’une interminable attente, la série orchestrée par David Lynch fait enfin son apparition en DVD en France, où les deux coffrets regroupant les épisodes de la seconde saison viennent juste de sortir, rendant enfin possible le visionnage de cette série culte dans son intégralité.
En France, à l’exception d’un coffret VHS incomplet car sans le pilote, la série Twin Peaks était jusqu’à présent introuvable. Éternel serpent de mer, ce n’est qu’aujourd’hui, soit dix-sept ans après sa création, que la série culte est enfin disponible, avec dans un premier temps la sortie en septembre dernier des sept épisodes de la première saison (ainsi que du pilote), que viennent aujourd’hui compléter deux coffrets regroupant l’intégralité de la seconde saison. Seul bémol : les vingt-deux épisodes de cette ultime saison sortant dans deux coffrets distincts, il faut donc mettre deux fois la main au porte-monnaie pour se les procurer, et la totalité de la série commence somme toute à revenir plutôt cher (un peu plus d’une centaine d’euros).
Qui a tué Laura Palmer ? C’est probablement une des questions qui a le plus passionné les téléspectateurs au début des années 1990. La série Twin Peaks s’ouvre en effet sur la découverte du corps de Laura Palmer, jeune fille de notables apparemment bien sous tous rapports, enveloppé dans du plastique, sur la berge du lac de cette petite ville à la qualité de vie incomparable. L’agent spécial du FBI Dale Cooper vient prêter main-forte à la police locale afin d’élucider les circonstances du meurtre. C’est son personnage qui va donner le ton à tout ce qui va suivre : avec ses méthodes peu orthodoxes, qui donnent une place importante à l’intuition et aux rêves, le traitement de cette enquête policière passera par des chemins fantastiques, oniriques, voire surréalistes (la série avait d’ailleurs été rebaptisée Mystères à Twin Peaks lors de sa diffusion à la télé française – c’est sans aucun doute ce que La 5 a programmé de mieux durant sa courte existence –, faute de goût qui n’a heureusement pas survécu dans l’édition DVD qui vient de sortir).
Twin Peaks est à proprement parler un feuilleton, plus qu’une série. Les épisodes se suivent les uns les autres, chacun retraçant généralement une journée. La première partie suit la résolution du meurtre de Laura Palmer, la seconde suit les plans machiavéliques de vengeance de l’ancien collègue du FBI de Cooper, Windom Earle.
On attribue un peu vite Twin Peaks à David Lynch. La série est en effet le fruit de sa collaboration avec Mark Frost, un habitué des productions pour le petit écran, qui travailla notamment sur Hill Street Blues. Et si Twin Peaks reflète l’univers et les obsessions de Lynch (tout, du casting à la thématique, nous renvoie à son œuvre), son investissement dans le développement de celle-ci est toutefois à relativiser. Sur la totalité des épisodes, il n’est en effet réalisateur que de six d’entre eux, et scénariste de sept. C’est qu’entre temps, il s’est attelé à la réalisation de son cinquième long-métrage, Wild at Heart, et ne pouvant mener à bien les deux projets simultanément, s’est vu dans l’obligation de déléguer à d’autres réalisateurs plus ou moins talentueux (parmi lesquels la comédienne Diane Keaton par exemple) la réalisation de bon nombre d’épisodes. Ce changement se fait sentir en particulier sur la qualité des épisodes de la seconde saison. Lynch, que le manque de contrôle sur sa propre série a un temps frustré, reprend les rênes du projet à l’occasion de l’ultime épisode de la seconde saison, qui, même s’il n’en est pas directement l’auteur du scénario, porte sa marque, au point de devenir non seulement un des plus grands moments de la série, mais aussi un des plus grands moments de télévision tout court.
Devant la chute d’audience de Twin Peaks – le public a décroché une fois l’identité de l’assassin de Laura Palmer révélée –, la chaîne ABC a souhaité mettre un terme à la série, alors qu’une troisième saison était un temps envisagée, et que les scénaristes avaient œuvré en ce sens. Aussi, la fin du dernier épisode ne marque-t-elle pas une conclusion, mais se termine bel et bien par un cliffhanger, aussi efficace que mystérieux. La dernière minute de Twin Peaks est un de ces moments dont, littéralement, on ne revient pas. À l’instar du Kingdom de Lars von Trier, Twin Peaks est donc une série inachevée, ce qui ne fait en contrepartie que la consolider encore plus, permettant ainsi aux mystères qu’elle recèle de continuer à exister par eux-mêmes, et pour longtemps.
Fasciné par cet univers qu’il a créé, Lynch y est retourné deux ans plus tard, en l’adaptant pour le grand écran, une manière de se réapproprier sa création. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le film Twin Peaks : Fire Walk with Me n’entretient finalement que peu de rapports avec la série, à tel point que même ses fans ne s’y sont pas retrouvés. En effet, en choisissant de raconter l’histoire des sept derniers jours de Laura Palmer, Lynch livrait là un prequel à sa série. Du coup, un grand nombre de personnages qui contribuaient pour beaucoup au charme de Twin Peaks en sont absents, à commencer par son héros lui-même, l’agent du FBI Dale Cooper, qui n’apparaît que furtivement dans le film, en toute logique, tant il est vrai que le meurtre sur lequel il a été chargé d’enquêter n’a pas encore été commis. Quant à la tonalité du film, elle est résolument sombre, là où la série variait les registres, arborant tantôt le suspense d’une série policière, tantôt la légèreté d’un soap.
C’est précisément ce mélange des genres qui fait tout l’intérêt de Twin Peaks. Le paranormal (parfois le plus farfelu) y côtoie allègrement l’enquête policière, le sordide se mélange aux histoires d’amour contrariées dignes des Feux de l’amour (dont une parodie grotesque intitulée Invitation to Love est suivie par les personnages eux-mêmes), et au bout du compte, on y rit beaucoup, tout en flippant assez souvent. L’équilibre se fait, et c’est avec bonheur qu’on se replonge à chaque épisode dans la vie de cette charmante petite bourgade, à la qualité de vie indéniable malgré les noirceurs dont elle recèle (thème lynchien par excellence).
D’une certaine façon, on peut voir Twin Peaks comme la suite logique de Blue Velvet, ou plutôt son développement. Les deux ont pour cadre des petites villes typiques de la région boisée de l’état de Washington. Dans l’un, c’est la découverte d’une oreille coupée dans un terrain vague qui ouvrait grand les portes d’un autre monde à la noirceur et la bizarrerie insondables, tandis que dans l’autre, c’est celle d’un corps sur la berge d’un lac qui constituera la porte d’entrée. Autre point commun : si ces lieux sont aisément identifiables géographiquement (la ville qui a servi de décor à Twin Peaks s’appelle en réalité Snowqualmie, et est devenue depuis un lieu de pèlerinage pour tout fan de la série qui se respecte), en revanche l’époque dans laquelle est ancrée Twin Peaks est en elle-même déjà un doux mystère. Quand un des personnages branche la radio, c’est un bon vieux rock’n’roll bien 50’s qui en sort, sans que cela paraisse le moins du monde anachronique.
Twin Peaks devient très rapidement un phénomène culturel de grande importance, qui marque fortement son époque : diverses parodies inspirées voient le jour, dans le Saturday Night Live ou Les Simpson ; musicalement, des artistes comme DJ Shadow ou Moby sampleront extraits de dialogues et musique, tandis que le groupe Wedding Present livrera sa propre version du thème du générique. Aujourd’hui, à l’occasion de la sortie de l’intégralité de la série en DVD, un nouveau CD vient de voir le jour, proposant des thèmes laissés de côté dans la bande originale initiale, signée Angelo Badalamenti, le compositeur attitré de Lynch, qui livrait là un de ses travaux les plus aboutis.
Plusieurs ouvrages ont paru lors de la première diffusion de la série, et on pourra toujours essayer de les dénicher chez des bouquinistes ou sur le marché de l’occasion. Le premier, Le journal secret de Laura Palmer, écrit par la fille de David Lynch, Jennifer, était un objet de convoitise, paradoxalement trouvable chez tout bon libraire alors que des personnages jouaient leur peau afin de le récupérer dans la série. Il y a aussi les enregistrements de l’agent Dale Cooper, écrits eux par Scott Frost, le fils de Mark Frost, qui regroupent les enregistrements que celui-ci fait à partir de son dictaphone, depuis son enfance chez les scouts, jusqu’à la veille de son arrivée à Twin Peaks. Plutôt anecdotiques, ils n’en livrent pas moins quelques clés sur la relation que Cooper entretient avec Windom Earle, l’agent du FBI déchu qui va semer la zizanie dans la petite bourgade dans la deuxième partie de la série. Enfin, un troisième ouvrage plutôt original, Twin Peaks Access Guide to the Town, est un faux guide de voyage, paru dans la bien réelle collection Access Press, sorte de guide du routard américain.
Après l’arrêt de Twin Peaks, Lynch et Frost travailleront une nouvelle fois ensemble, mais cette fois le succès ne sera pas au rendez-vous. En effet, le deuxième fruit de leur collaboration, la série On the Air, à l’humour lynchien plus que décalé, verra sa diffusion suspendue au bout d’à peine quatre épisodes, alors que sept avaient déjà été tournés.
Si l’édition française de Twin Peaks se distingue avant tout par le soin apporté à ses spécificités visuelles et sonores, elle est en revanche décevante dans les suppléments qu’elle propose, d’autant qu’une nouvelle édition vient de sortir aux États-Unis, qui fait magistralement le tour de la question. Intitulée Definitive Gold Box Edition, celle-ci comprend entre autres raretés des scènes coupées, des publicités réalisées à l’époque pour la marque Georgia Coffee, ainsi que la version européenne du pilote, pour laquelle Lynch réalisa une fin inédite, qui dévoilait prématurément l’identité du tueur. De quoi combler les fans les plus acharnés de Twin Peaks, qui n’ont désormais plus qu’à espérer que les mythiques scènes coupées du film Fire Walk with Me, autre serpent de mer à l’origine de pétitions et de nombreux forums sur internet, voient le jour, et sur lesquelles Lynch a récemment déclaré travailler, souhaitant les proposer dans une qualité irréprochable.