Dès sa première réalisation de long-métrage (avec le concours du chef-opérateur Jean-François Hensgens), François Troukens s’affirme comme un pendant belge et inversé d’Olivier Marchal — en un peu moins beauf, peut-être. Il porte le storytelling qu’il faut pour cela : ancien braqueur de fourgons ayant tâté de la prison, il a su rebondir sur son casier judiciaire pour sa reconversion, en en tirant des livres, des scénarios de BD et même en se voyant offrir des contrats de chroniqueur radio et de présentateur télé. Ce n’est guère surprenant qu’il entre dans le milieu du cinéma par le polar, usant de cette même expérience comme gage d’authenticité, comme Marchal l’a fait de ses années passées dans la police. Las : pas plus que l’ex-flic français, l’ex-voyou wallon ne se montre capable d’insuffler à son travail la vérité de son vécu, préférant passer ce matériel au tamis du schématisme de « tradition » qui corsète encore et toujours le polar francophone.
Braqueurs contre tueurs
C’est d’ailleurs une scène de braquage qui en est le moment le plus réussi. Sens du détail, suspense du déroulement de l’opération, lisibilité convenable de l’action : filmer en professionnels de la caméra des professionnels à l’œuvre, cela ne fait pas obligatoirement du grand cinéma, néanmoins cela produit son effet et maintient l’attention. Avec seulement ces béquilles-là, Troukens et Hensgens avaient au moins de quoi élever leur film au statut de petite série B sans prétentions, voire ouverte aux bonnes surprises, comme un certain Julien Leclercq s’en était montré capable avec Braqueurs (justement). Mais les réalisateurs ont prétendu viser plus large, œuvrer en purs artisans d’un genre dans ses caractères les plus génériques : un polar, un vrai, un tatoué, avec coups de feu, cadavres à la pelle, noirceur tenace et raclements dans les sombres recoins de la société. C’est pourquoi Troukens et un coscénariste ont convoqué une intrigue gonflée aux hormones dans ce sens : une broderie paranoïaque autour de l’authentique affaire des « tueurs du Brabant », fait divers aussi traumatisant qu’énigmatique de la Belgique des années 1980, dont l’ombre dans le film flotte trente ans après sur un massacre pour lequel nos pros du braquo servent de boucs-émissaires.
Sérieux problèmes
A priori hardie, la conjonction de ces deux genres (action + thriller politique = polar musclé) s’avère à la longue surtout destinée à donner le change des faiblesses de proposition du film — et de surcroît, le change n’y est pas. C’est que le motif du complot basé sur l’histoire criminelle nationale fait office de gadget à courte portée : passé deux ou trois séquences percutantes en guise de mise en bouche (avec sacrifice d’actrice connue en sus, pour faire radical), il ne vaut plus que comme arrière-plan scénaristique, prétexte à une poignée de personnages dont le caractère malfaisant est soit identifiable au premier coup d’œil par le spectateur, soit éventés trop rapidement par le récit, tandis que l’enquête dévoilant le sombre secret, progressant d’un coup sur la base d’un indice-miracle qui laisse pantois, achève d’en dilapider le potentiel paranoïaque. À l’autre bout de la formule, le film est généreux en scènes d’action (braquage, évasion et beaucoup d’échanges de tirs), mais ironiquement, leur abondance rend d’autant plus évident le caractère complètement impersonnel de leur mise en œuvre : pas (trop) brouillonne, soucieuse du détail, mais surtout sans la moindre inspiration au-delà de l’objectif du travail bien fait. Reste la direction d’acteurs qui tente d’habiter tout cela d’un épais esprit de sérieux, manifesté essentiellement par un raidissement général des interprètes dans des postures auxquelles on ne croit que par politesse, celles du vétéran obstiné, du jeune chien fou, de la femme-flic incorruptible, etc. (seul Bouli Lanners, dont le cabotinage dans le registre du « ripou » se traduit plutôt par l’excès, semble au moins échapper à cette malédiction).
Peine perdue
Au bout du compte, Tueurs tombe dans le travers commun à ces films de genre qui s’efforcent exagérément de « faire genre », de manifester bruyamment leur appartenance à une certaine tradition, au détriment de la sincérité élémentaire de l’artisanat déployé pour raconter une histoire, suivre des personnages, simplement filmer quelque chose. Il rate même une occasion de réellement intriguer, au détour d’un moment d’une incongruité totale — une mort soudaine et sanglante « par accident » — qui, pour un instant, donnait l’illusion d’un choix de dérision, soit un virage vers la comédie noire, soit un trait anarchiste décoché contre une classe politique peu fiable. Las, le scénario s’empressera de rattraper cet « accident » dans la grossièreté de son carcan explicatif. Jusqu’au bout, Tueurs purgera sa peine.