La Qualité Française a beau être un carcan souvent pénible pour notre production nationale, le label ne condamne pas irrémédiablement les films à n’être que des coquilles vides à l’intérêt purement industriel et sociologique à leur corps défendant. Dans les limites que cet académisme (pardon, on dit « tradition ») impose, on n’est pas à l’abri de bonnes surprises. Et Braqueurs, produit d’un des genres les plus exposés qui soient aux dérives industrielles bien de chez nous — le polar, en est d’autant plus une qu’il ne payait pas de mine au départ. Et on ne parle pas seulement de la campagne marketing hasardeuse qui le vend comme un match idiot entre classes de criminels (« braqueurs contre dealers », comme on claironnerait « cow-boys contre extraterrestres » ou « punks contre skinheads »).
Le nouveau film du besogneux et inégal Julien Leclercq (Chrysalis, L’Assaut, Gibraltar) aborde le film de braquage sous les auspices d’une référence aussi prisée qu’encombrante pour notre cinéma de genre : Heat de Michael Mann. Le soin mis dans le détail du premier fait d’armes, le charisme ombrageux du chef joué par Sami Bouajila, même le bouc arboré par ce dernier et qu’on ne peut s’empêcher de comparer à celui de Robert De Niro chez Mann… Beaucoup de détails comme ceux-là renvoient au film qui est devenu une sorte de mètre-étalon des conventions du genre, un peu trop pour qu’on n’y voie pas des signes familiers d’un cinéma complexé courant après une efficacité à l’américaine. Dès lors, on est moins enclin à pardonner à Braqueurs les travers eux aussi trop familiers auxquels il sacrifie par ailleurs. On déplore une mise en scène de faiseur plus ou moins efficace mais qui tend à déraper en se réfugiant dans des effets « gadget » à la plus-value discutable, comme ces plans de caméra fixée sur les carrosseries de véhicules fonçant à tout berzingue. On se navre à l’écoute de certains dialogues des plus gratinés, symptômes de la tendance nationale du genre à vouloir se donner une contenance en carton à coups de punchlines gratuites et de roulements de mécaniques, plus ou moins bien assumés selon le talent de l’interprète (et soit dit en passant, ce n’est pas dans Braqueurs que le rappeur Kaaris, intronisé bad guy, convaincra sur son avenir de comédien).
Caïds et tâcherons
Tout au plus, à la recherche des stigmates habituels du polar français, constatera-t-on que les quelques personnages féminins existent ici comme un peu plus que des meubles. Ce n’est pourtant pas ce léger mieux qui fait de Braqueurs un film de genre plus sympathique que la moyenne nationale. Le film est sauvé en premier lieu par cette qualité qu’il faut reconnaître à Julien Leclercq : sa modestie, qui l’empêche de sombrer dans les eaux saumâtres où pataugent des caïds — petits ou gros — comme Olivier Marchal ou Frédéric Schoendoerffer. Le caractère brouillon de sa mise en scène apparaît comme le symptôme d’une ambition toute simple et sans illusion de grandeur : s’aligner sur les mouvements incessants de personnages toujours en déplacement, comme si s’arrêter était dépérir. Paradoxalement eu égard aux tics de dialoguistes (dans les moments d’arrêt et donc de dépérissement, justement), l’action pure du film laisse peu de place pour la pose et la figuration iconique : braquages et fusillades sont filmés sans graisse ni flottements, le choix est fait d’expédier certaines acmés (voir la fin de l’ennemi en chef, filmée en un seul plan comme un passage à peine notable) pour n’en dramatiser qu’une ou deux. Même l’abus des plans de nuques qu’on pouvait croire un apanage du « cinéma social » contribue à l’idée qu’on est moins là pour briller dans la case du polar que pour rester attaché, certes laborieusement, à des individus qui ne peuvent se permettre guère de rester en place. À défaut de prendre de la perspective, Leclercq se met au diapason de personnages mus par autre chose que leurs archétypes.
Car que raconte Braqueurs, si ce n’est une histoire d’hommes en fuite en avant pour échapper à la servitude, celle d’un système de services qui n’épargne pas plus le monde criminel que celui des « honnêtes gens » ? Peu à peu, le film résonne moins d’un écho de Heat qu’il n’entretient, paradoxalement, un envers du mythe entretenu par celui-ci. Ses voyous ne sont pas des figures magnifiées se comportant en maîtres des lieux, mais des mercenaires, des tâcherons aux coups d’éclat sur commande (d’une filière d’immigration, de dealers, de la famille proche), s’acquittant de leur besogne avec la méthode qu’ils connaissent, toujours la même (attaque au camion-bélier). Ils ne sont pas honteux de leur vie, la plupart font comme si ces « coups » étaient les leurs, mais leur leader, lui, prend sur ses épaules toute la fausseté de leur liberté et rumine l’envie de se dégager de cette soumission au système. C’est pourquoi Braqueurs, en incluant plusieurs scènes de braquage, se détache graduellement de la fascination envers la méthode pour se resserrer sur la violence abstraite qu’elle génère : après le luxe de détails du premier « coup », le second sera filmé depuis le véhicule des victimes, à travers le pare-brise ; idem pour le troisième, excepté qu’il n’y a de pare-brise, l’image ne laissant percevoir que les chocs donnés sur l’espace clos par l’assaillant hors champ… Ainsi, l’air de rien, le film s’accorde-t-il sur une désillusion croissante vis-à-vis de ces coups d’éclat, tandis que les esprits des personnages sont ailleurs, aspirent à autre chose, sont déjà de nouveau en fuite avec la conscience sourde que cela a peu de chances de bien finir. Soit un film de genre mené par un peu plus qu’un métier du genre, où l’on distingue une certaine conscience et un parti pris vis-à-vis de ses personnages. Ce n’est pas rien et, dans la misère actuelle du milieu, c’est toujours ça de pris.