Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de découvrir des images aussi inspirées et intimement évocatrices que celles qui tissent Two Gates of Sleep. Pour ce premier film, Alistair Banks Griffin aborde l’universel par le très particulier : une mère et ses deux fils qui vivent isolés dans le sud des États-Unis.
Two Gates of Sleep aurait pu se présenter comme une adaptation libre de Tandis que j’agonise, tant les personnages et la façon crue dont leur parcours est dépeint rappellent l’univers de Faulkner. Bien qu’il ait recours à la surface de l’image plutôt qu’au verbe intérieur, la façon dont Alistair Banks Griffin confronte le spectateur à la nature intime de quelques fragments de vie est proche de celle du romancier. Plus qu’une histoire, ce que le jeune cinéaste propose est une dérive. Les scènes se succèdent de façon apparemment linéaire, pourtant ce n’est pas tant l’enchaînement des causes et des effets qui importe que la façon dont chaque situation prend corps. Des événements, il y en a peu, un seul à vrai dire : la mort de la mère, qui sert de pivot au récit. Le reste est plutôt de l’ordre du tableau, par touches, de l’existence des deux jeunes hommes dans un environnement qui, plus qu’il les entoure, les englobe.
Malgré cette quasi-absence d’enjeu narratif, Alistair Banks Griffin inocule dans l’observation de ses personnages une nervosité qui fait de son film bien autre chose qu’une promenade bucolique. Dès la séquence inaugurale, sa façon de donner du relief aux événements les plus anodins démontre un talent singulier. D’une sensualité âpre, chaque plan produit une tension entre les corps (au sens large) figurés à l’écran : en même temps qu’ils agissent ou sont agis individuellement, ils tendent à se fondre les uns dans les autres. Le cinéaste et son chef opérateur Jody Lee Lipes savent rendre de façon aiguë les qualités matérielles de chaque chose, en jouant notamment de ses frottements avec celles qui l’entourent : dépeçage d’un animal, nimbe bleuâtre émanant d’un écran de télévision, rigidité cadavérique de la mère, lourdeur du cercueil, moiteur de l’eau, griffures des branchages… Par des stratégies diverses, aussi bien sonores que visuelles, à l’intérieur du plan ou dans leurs raccordements, ils rendent saisissante l’inscription des deux corps humains dans la chair du monde.
Comme chez Lisandro Alonso ou Apichatpong Weerasethakul, le spectateur se trouve ainsi soumis à un sentiment d’attente sans objet défini. Cette attente est, comme chez le second, nourrie par des gouffres entre certains plans, qui agissent comme des électrochocs et détruisent le confort relatif dans lequel on aurait pu s’installer. La tentative du nouveau venu n’est cependant pas aussi aboutie que celles de ses aînés et le film tend à se déliter dans sa seconde partie, ne sachant plus articuler l’évidence et l’opacité, le minimalisme matérialiste de son récit et la volonté de suggérer l’action de forces invisibles. Les références (auxquelles on peut notamment ajouter le cinéma de Terrence Malick), complètement assimilées dans la première partie du film, donnent par la suite l’impression d’avoir été mal digérées. On peut également regretter que l’environnement sudiste soit rendu de façon quelque peu caricaturale. Malgré cela, Two Gates of Sleep sème en nous des images fort marquantes et une envie certaine de suivre les pas du jeune cinéaste qu’elles révèlent.