Coscénariste du Biutiful d’Alejandro González Iñárritu, l’Argentin Armando Bo s’attaque pour son premier long-métrage à un sujet peu commun et hautement risqué : le fanatisme extrême et la figure du sosie. De ce type de personnage, le regard condescendant de la télévision en fait un produit qui vient alimenter talk-shows ou Strip-Tease amuseurs de foire cathodique. Sur un tel sujet, le cinéma peut donner le pire en adoptant ce mépris, aveuglément conforté dans sa supériorité de septième art. Ce fut le cas du Podium de Yann Moix, sur le sosie de notre Cloclo national. Mais Bo possède ce dont Moix est dénué : un véritable regard sur ce qu’il filme qui, délesté d’arrogance poseuse, parvient à saisir un certain malaise identitaire de son époque.
Premier plan-séquence. La caméra monte les escaliers de la gloire, ceux d’une salle polyvalente où un orchestre de bal anime un mariage d’un « Ainsi parlait Zarathoustra » de Strauss saccagé par le synthétiseur. Elvis entre en scène sous les spotlights, la caméra tournoie autour de lui, le show commence, le film débute dans la grandiloquence comique qui anime toujours ces spectacles de pacotille. Elvis se donne à fond, paré de ses habits de lumière. Scène suivante : Carlos se change en coulisses, reçoit son argent. Le spectacle est terminé, mais il continue pour Carlos. Parce que Carlos n’est pas un sosie comme les autres, et n’est pas vraiment un sosie d’ailleurs puisqu’il ne ressemble pas vraiment au King. Non, Carlos est Elvis Presley. Sa fille (comme sa voiture) se prénomme Lisa Marie. Il trouve qu’ « ils l’ont fait trop mince » sur la figurine à son effigie qu’elle lui offre. Il appelle son ex-femme Priscilla, se repasse en boucle les vidéos de « ses » concerts, s’étonne de ne pas avoir droit à une salle VIP à l’hôpital, dit avec le plus grand sérieux avoir inventé le rock’n’roll, ou, à son patron, que ses gants vaudront bientôt de l’or. Peu à peu, chacune de ses phrases, chacun de ses comportements laisse transparaître une véritable schizophrénie qui ternit les paillettes et teinte le comique kitsch de la situation d’un étrange malaise. Lancé vers une funeste apothéose mimétique, le récit d’Ultimo Elvis va jusqu’au bout de son programme hagiographique. Il emporte son personnage, 42 ans (l’âge du King à sa mort), vers l’accomplissement de sa fatale destinée. À Graceland, dans une demeure devenue musée, Carlos viendra donc parachever cette vie qui n’aura été, finalement, que le reflet d’une image.
La précarité sud-américaine est bien présente dans le premier film de Bo, distillée du côté de l’usine où travaille Carlos, et du club des sosies où les clones de Streisand et d’Iggy Pop viennent réclamer leur dû. Mais cette piste sociétale n’est pas ce qui intéresse en premier lieu le cinéaste. La misère est ailleurs, dans le déni de soi que la société occidentale impose, à coups de marketing, par l’obligation d’être quelqu’un. Cet impératif fantasme sans arrêt un destin au détriment d’une vie ordinaire, disqualifiée, voire ici, totalement annihilée. Le drame qui touche sa famille et oblige Carlos à s’occuper seul de sa fille ne suffira pas à le ramener à sa vie. Car il n’a aucune envie d’endosser ce rôle si banal alors qu’un projet bien plus grandiose l’attend. Bo n’est pas tendre avec ce père égoïste, sans pour autant accabler de calomnies cet homme visiblement perdu. Le cinéaste parvient à trouver le ton juste pour aborder son personnage, pénétrer pas à pas son existence vécue par procuration. Il ne décide pas a priori de ce qui est ridicule ou méprisable, et la pitié que provoque Carlos ne sombre jamais dans les extrêmes, commisération emphatique ou morgue moqueuse. Son film est lardé d’éclats mélancoliques, de fugaces scintillements comiques ou d’inquiétantes ombres tragiques. Il faut dire qu’il a trouvé en John McInerny un interprète d’exception. L’acteur, dont c’est là le premier rôle, est un authentique fan d’Elvis, dont il possède le timbre de voix et chante les tubes avec brio.
De sa carrière de réalisateur de pubs, Armando Bo a gardé le goût pour une image léchée au flou délicat et aux couleurs gracieuses. Sans sombrer dans l’esthétisme, ses images déréalisent subtilement le monde qui entoure Carlos et signent sa déprise totale avec le réel. Prix découverte de la critique française aux dernières Rencontres Cinéma d’Amérique Latine de Toulouse, Ultimo Elvis est la promesse d’un cinéaste à suivre.