Que serait Biutiful sans Javier Bardem, cet animal hirsute et malade ? Qu’est Iñárritu sans son — jusque-là — fidèle scénariste Guillermo Arriaga, façonneur de dédales labyrinthiques ? Les réponses s’esquissent dans ce nouveau film au récit étrangement linéaire. Brouillon de film naturaliste, Biutiful suit le chemin d’un homme blessé à travers les rues d’un Barcelone crasseux et miasmatique. À trop aplanir son récit, le cinéaste prend le risque de réussir ses portraits (Bardem et la ville) au détriment d’un quelconque intérêt narratif.
Uxbal a des dons, il est — semble-t-il — sensible aux esprits. L’illustration de cette capacité se limitant à de ridicules scènes de zombies pendus aux plafonds, évacuons de suite cette spécificité. Uxbal est aussi père de famille : une fille et un garçon dont la mère, cyclothymique, représente une menace au moins aussi grande que les dealers armés sévissant dans les rues de Santa Coloma. Pour survivre et nourrir sa petite famille, Uxbal s’est mouillé dans des histoires pas très propres, du trafic de drogue à l’exploitation de clandestins chinois… Pour couronner ce joyeux portrait, Uxbal apprend qu’il est malade, un cancer, et qu’il lui reste tout au plus quelque mois à crapahuter sur cette planète. N’en jetez plus, la charrue est bien chargée : le taureau Bardem tracte nonchalamment cet attirail un peu trop ostensible pour être vraiment honnête.
Iñárritu part d’abord d’une bonne idée. Plutôt que de flâner dans les quartiers branchés comme Woody Allen (Vicky Cristina Barcelona), il s’attarde sur l’arrière-boutique du juke-box touristique : les contre-allées nimbés de sans-papiers en transit, les voies de garage à junkies… Le cinéaste mexicain fait suinter à grosses gouttes son propos social, sans s’encombrer de subtilités ou de prudence. On hésite quelque peu avant de juger le parti pris : à trop jouer dans le compassionnel, ne vire-t-on pas dans le misérabilisme ? Les coups de force de mise en scène participent grandement à ce questionnement, comme cette confrontation récurrente, sans sommation, avec l’urine ensanglantée ricochant sur la porcelaine souillée des toilettes d’Uxbal. Anecdotiques mais signifiantes, ces scènes appellent tout autant à la vaine pitié qu’à l’écœurement. Infliger cela à son personnage et au public relève du jeu, de la duperie. Comment faire alors confiance au démiurge du film, ce narrateur prêt à contraindre le spectateur à la répugnance forcée ?
Ce petit tour de vis relève d’une façon de faire plus générale, celle du trait pas bien fin qui barbouille grossièrement une sensation, sur le mode du « plus c’est gros, plus c’est gras et plus on retiendra l’essentiel ». Iñárritu peinturlure avec emphase et c’est au spectateur d’élimer les scories, de refaire un contour neuf à partir des giclures adipeuses du cinéaste. On peut trouver cela pesant mais ça a au moins le mérite d’une certaine exhaustivité. C’est aussi le meilleur moyen de ramener un prix d’interprétation : Javier Bardem est excessif, il va trop loin, trop fort. Mais c’est grâce à cette exacerbation qu’il touche quelque chose de vrai dans son personnage, qu’il rejoint Uxbal dans la surcharge émotive. Paradoxe.
L’apparente grande nouveauté dans le travail d’Iñárritu est un faux retranchement. Sans son scénariste attitré Arriaga — ils se sont brouillés durant le tournage de Babel — le Mexicain écrit une histoire sans couches superposées, sans récits parallèles, sans triturage spatio-temporel. Animé d’une volonté de raconter linéairement et avec transparence, il recharge involontairement l’ancienne lourdeur narrative par une succession accumulative de péripéties, de rencontres, de situations pour la plupart extravagantes. Comme si l’épure lui avait fait peur, comme si effleurer les sensations par un récit asséché était trop équivoque pour lui. Encore un effort pour surmonter cette crainte et peut-être que le prochain Iñárritu sera digeste…