Qu’est-ce qu’une belle expérience de cinéma ? C’est une projection qui vous donne l’impression d’un « avant » et d’un « après ». Celui que vous étiez en entrant dans la salle n’est pas celui qui en sort une heure trente plus tard. Quelque chose a changé, quelque chose a été bouleversé en vous par ces images dansant sur une toile tendue, par ces sons volant dans l’obscurité. Si cette entrée en matière peut sembler relever du truisme, reconnaissons que tous les films sont loin d’opérer cette transformation. Mais Un ange à la mer est indéniablement de ceux-là : un pur objet de cinéma, où la maîtrise formelle n’a d’égale que la sensibilité du propos.
Louis (Martin Nissen), 12 ans, vit au Maroc. Il joue au football sans avoir peur de mordre la poussière. Avec son grand frère Quentin, il se dispute pour mieux se réconcilier. Il répète avec application un poème de Baudelaire pour le spectacle de l’école. Il trépigne d’impatience quand son père, Bruno (Olivier Gourmet), rentre de Rome. Ensemble, ils aiment juger l’humeur des automobilistes qu’ils croisent sur les routes de Sidi Ifni, imaginer ce que cachent leurs regards fugaces. Mais ces petits plaisirs prennent fin pour Louis quand son père le convoque dans son bureau pour lui confier un secret impossible à supporter. Ainsi sacrifié par un père à la dérive, Louis cesse d’exister. Il surveille seulement Bruno, avec la peur permanente de le perdre pour toujours. Les éclats de colère et les moments de léthargie d’un homme dépressif vont rythmer les journées d’un enfant précipité malgré lui dans une spirale mortifère.
Un ange à la mer est le premier long-métrage de fiction du documentariste Frédéric Dumont. Sa qualité majeure réside dans son intelligence à montrer plutôt qu’à dire, avec simplicité et économie, au risque de plonger le film dans une certaine lenteur, nécessaire pour figurer le poids d’une angoisse contenue. Ainsi, dans la torpeur marocaine, on va observer un mal invisible et imprévisible décomposer une famille et détruire l’insouciance d’un enfant plein d’amour. La tension s’installe dès la première minute pour persister jusqu’au noir final. Jamais on ne mettra clairement de mots sur le mal-être destructeur du père. Jamais les adultes n’en parleront autrement qu’en une phrase évasive sur le ton de la confidence, impuissants à agir, fatigués de lutter. Dans Un ange à la mer, tout fait sens et rien n’est superflu. La douleur constante est rendue sensible par des choix formels extrêmement réfléchis et pertinents. Composition graphique, position et déplacements des personnages dans le cadre, rythme du montage, travail sur la profondeur de champ, écriture sonore du hors-champ… Tous les outils du langage cinématographique sont mis en œuvre de manière subtile pour signifier en images et en sons la sensation d’une angoisse contagieuse. Une scène en particulier reste gravée en mémoire bien après la projection : celle de la confrontation entre père et fils, unique moment où Bruno exprime son mal-être. Dans la chambre obscure, la masse lourde du corps paternel, accentuée par les choix de cadrage, vient peser comme une menace sur l’enfant sacrifié. Le pacte du secret est scellé en quelques phrases, condamnant Louis à vivre dans la peur et à subir les quolibets d’un frère ignorant tout d’un drame imminent. Bruno formule son envie de mort avec une simplicité confinant à la violence. Quand l’enfant pénètre dans l’antre paternel, puis quand il sort de la maison, le cadre de l’image, habité par sa seule silhouette, est maintenu dans un flou profond. Pendant des secondes aux allures d’éternité, l’absence de netteté, généralement reléguée au fond de l’image, au-delà de la profondeur de champ, vient envahir tout l’écran pour dire le malaise irréversible de Louis. La beauté de cette scène suffit à elle seule pour justifier l’existence du film dans son intégralité. Sa tension contamine tout le reste du récit, plongé dans une violence larvée.
Si l’enthousiasme que le film fait naître dès le premier quart d’heure ne se dément pas, on peut tout de même émettre une petite réserve. La dépression du père est montrée de façon réductrice, par quelques éclats de folie un peu fades. Bruno crie certes avec excès sur ses collaborateurs, mais soit… L’acmé d’une violence imprévisible réside dans la tentative de noyade d’un chaton, sous les yeux atterrés de Louis, accusé ensuite d’être l’instigateur de cet acte de torture. En fait, dans un récit filmique construit par le regard d’un enfant, la dépression, maladie abstraite dont le corps paternel ne porte pas de trace visible, reste simplement hors champ. L’homme en souffrance se tient à l’écart de sa famille, reclus dans sa chambre, à l’abri de l’œil invasif de Louis. Pour le spectateur, il est certes frustrant de ne pouvoir observer davantage Olivier Gourmet à l’œuvre, de ne pas voir se déployer le mal qui ronge son personnage versatile, de se contenter d’une silhouette fantomatique. Mais c’est bien ce que Bruno est devenu pour ses proches, et plus particulièrement pour son jeune fils : un être déjà spectral, une ombre au visage familier. Les quelques faiblesses du film s’expliquent toutes par ce choix de focalisation extrême sur le personnage de Louis, dont le regard juvénile ampute la diégèse d’une partie de sa complexité. La figure centrale de l’enfant confident étant si bien écrite, celle du frère aîné s’en trouve presque réduite à néant. Sous les traits d’une Anne Consigny toujours très juste, la mère, résignée à subir les hauts et les bas de la dépression de son époux, revêt parfois une froideur surprenante. Marie parle peu et agit souvent comme si tout était normal. C’est ainsi que Louis la perçoit, persuadé d’être le seul à connaître l’ampleur du mal dont souffre son père. Mais, sans un mot, on comprend que cette femme impuissante essaie juste de ne pas s’éteindre elle aussi. Si elle s’abandonne dans une étreinte passionnelle avec un ami de la famille, c’est seulement pour ne pas mourir, pour ne pas être entraînée dans ce puits sans fond. Le choix de focalisation piège le film dans une forme de partialité. Mais, en même temps, il est remarquable de constater la rigueur de ce parti pris d’écriture et de mise en scène jamais démenti, garant de la cohésion structurelle d’un film où tout se justifie.
Un ange à la mer, premier long-métrage de fiction au pouvoir cathartique, n’est certes pas parfait, mais ses grandes qualités excusent ses maladresses mineures. Il s’agit d’un bel essai, plein de promesses, où un sujet sensible rencontre une forme subtile. Il n’est pas évident d’échapper à sa force émotionnelle. La sensibilité de l’autrice de cet article au sujet du film l’empêche sûrement de prendre tout le recul nécessaire. Et alors ? Frédéric Dumont répond d’une belle façon à une question que certains d’entre vous se sont peut-être déjà posé : « Et si j’avais su, aurai-je pu le sauver ? » Pour tous « ceux qui restent », Un ange à la mer est un vrai cadeau. Pour les autres, ce film est assurément une œuvre troublante et une belle leçon de cinéma.