Avec son premier long-métrage de fiction, Un ange à la mer, le réalisateur Frédéric Dumont s’attaque au sujet complexe de la relation père-fils teintée de culpabilité. À l’occasion de sa sortie en salles, il a bien voulu répondre à nos questions et nous éclairer un peu plus sur les fondamentaux de son travail.
Un ange à la mer est votre premier long-métrage de fiction. Vous l’avez réalisé en 2008 mais vous dîtes que le projet a commencé à naître dans votre esprit en 2003. Pourquoi avoir attendu ces quelques années pour le voir aboutir ?
Tout simplement parce que le scénario faisait peur aux éventuels financiers ! Il nous a fallu affronter près de dix-huit commissions diverses pour obtenir l’argent afin de pouvoir faire le film. Film qui a été réalisé en cinq semaines de tournage et avec un budget minimum. Les films comme Un ange à la mer ont de plus en plus de mal à exister… Ou alors il aurait fallu l’appeler « Un ange chez les Chtis » et en faire une comédie ce qui n’est pas tout à fait le cas. Ni mon genre…
Votre film traite de la relation d’un enfant à son père, alors rongé par la dépression. Votre parti-pris est d’avoir construit le film autour du regard de ce garçon d’une dizaine d’années à qui on demande d’être adulte avant l’heure : quelles questions vous êtes-vous posé pour tenter de trouver le ton juste et de rendre compte de cette innocence prématurément perdue ?
Le ton juste vient sans doute du fait que cette histoire est basée sur ma propre vie. J’avais 12 ans lorsque mon père m’a demandé de garder le secret que l’on retrouve dans le film. Pour moi aussi, comme pour Louis, mon enfance s’est envolée à cet instant même. Le souvenir de ma solitude, de mes angoisses, de ma tristesse, de mon impuissance et de mon envie d’être aimé par mon père ont résolument influencé l’écriture du scénario. Le point de vue est effectivement celui de l’enfant. Mon travail a été de replonger dans mon enfance pour retrouver tous les sentiments qui m’habitaient à ce moment-là dans ma vie. Enfin, je ne voulais surtout pas faire un film hanté par le vengeance ou la haine. Je voulais faire un film sur un enfant qui souffre mais qui reste loyal vis-à-vis de son père. Et qui espère pouvoir mener à bien sa mission. C’est tout. Juste être dans le regard de cet enfant. Simplement…
La relation fusionnelle qui lie le fils à son père semble exclure les autres membres de la famille, au risque que certains personnages – comme le frère – soient partiellement écartés de la narration. Était-ce délibéré ?
C’était au début une envie de voir tous les personnages secondaires s’exclure de la vie racontée dans le film. La mise en scène est ainsi faite. A chaque travelling avant, ces personnages du frère ou de la mère sortent du champ de la caméra comme si effectivement, ils n’avaient plus voix au chapitre. Ils sont véritablement expulsés du champ pour laisser alors nos personnages principaux devant la caméra. Ils sont exclus de la relation exclusive père-fils. Mais je dois avouer également qu’il y a eu quand même plus de scènes tournées avec le frère et la mère et les amis de la famille. Mais au montage, je me suis rendu compte que dès que l’on passait du temps avec ces personnages secondaires, on perdait alors cette tension qui nous lie à la relation entre le père et le fils. Et pour retrouver et vivre cette même tension, il nous fallait, à nous, spectateurs, beaucoup trop de « travail ». Et tout retombait alors comme un soufflé. J’ai fait le choix de me concentrer sur le père et le fils. Et je pense que c’est une bonne chose…
La solitude du fils face à la détresse de son père est d’autant plus prégnante que la famille vit dans un village du Maroc, loin de sa propre culture : pourquoi ce choix ?
Dans ma propre histoire, je vivais en Tunisie lorsque mon père m’a donné le secret. Et je pense que si j’avais eu près de moi un cousin ou une grand-mère, j’aurais lâché le secret et trahi alors mon père. Je voulais donc isoler cette famille pour que le mère et Louis ne puissent appeler au secours. Ils sont seuls. En face d’eux, il y a l’océan et derrière eux, le désert… Ils sont coincés. Seuls avec leurs angoisses et tristesses. Les isoler est donc un intérêt scénaristique… Louis peut crier au secours. Personne ne l’entendra. Et deuxièmement, j’ai vécu au Maroc près de six ans. Et je retourne régulièrement dans ce pays que je considère comme le mien et où je me sens très bien. Et ce décor de Sidi Ifni, je le connais depuis que je suis petit et, avec toutes les années de préparation du film, ce phare et cette maison se sont révélés comme essentiels dans la forme du film. Je ne pouvais imaginer de devoir tourner le film ailleurs qu’à Sidi Ifni. Le lieu est profondément lié à l’histoire.
Le film est parcouru par des ruptures de narration où l’angoisse prend le pas sur le réel. Vous avez à cette occasion énormément travaillé sur le montage pour faire de certains passages de véritables visions. Comment avez-vous expérimenté ces scènes ?
Ce projet de film est véritablement né lorsque j’ai découvert le poème de Baudelaire, Réversibilité. C’est à ce moment là que j’ai su que le film serait guidé par une sorte de poésie. Des mots, des images, des suspensions dans le temps… Tout cela était très clair dans ma tête. Il fallait absolument que le récit puisse exister avec de la poésie. Le film est dur. L’histoire est dure mais je voulais des ruptures poétiques pour entrer encore un peu plus dans la tête de Louis, dans ses angoisses, dans sa solitude. Au montage, on a énormément travaillé sur ces séquences de ruptures. Effectivement, ces scènes deviennent des visions à un certain moment. Et je dois avouer qu’au montage, on a été assez surpris du pouvoir de ces scènes : c’est cela la magie du montage.
Même si la tonalité de votre film est très clairement dramatique, on a le sentiment que le cinéma a un pouvoir cathartique. Pensez-vous que cet art peut aider à panser des blessures ?
On me pose souvent cette question. Comme si j’avais fait un film pour guérir mes blessures. Je peux vous dire que jamais je n’aurais pu diriger une équipe de tournage dans l’état psychologique dans lequel j’étais dix ans auparavant. Je me suis soigné avant de me lancer dans ce projet. Et aujourd’hui, ce film est mon premier film, mon premier film très personnel. Mais c’est tout. Il m’aide aujourd’hui à m’affirmer comme réalisateur mais ne m’a en rien aidé à vivre mieux au quotidien. Je suis guéri de cette enfance malheureuse depuis bien longtemps… Mais il est certain que le film parle à beaucoup de personnes qui ont un vécu similaire à celui de Louis. Il bouleverse et permet alors à ces spectateurs ayant dû vivre avec un secret de le libérer. C’est assez émouvant de voir cela. Et c’est arrivé assez régulièrement lors des projections dans les festivals. J’ai donc réussi mon pari. Le film aide quelques personnes en souffrance et je dois dire que c’était quand même mon but : pousser les gardiens d’un secret à libérer leurs paroles.
Votre expérience passée était davantage tournée vers le documentaire alors qu’Un ange à la mer a une force fictionnelle évidente. Comment avez-vous opéré ce virage ?
Tout simplement parce que j’en avais marre du pouvoir des télévisions dans la production du documentaire. Ce pouvoir me fatiguait de plus en plus. Je me rendais compte que l’âge d’or du documentaire d’auteur était derrière moi. Je ne supportais pas que des producteurs des télévisions imposent une forme ou carrément transforment le sujet uniquement dans l’espoir de faire plus d’audience. Je commençais donc à penser sérieusement à changer d’air. Mais il y avait dès le début de ma carrière une envie, d’un jour, de passer à la fiction. Et cette frustration de ne pouvoir faire les documentaires que j’avais en tête m’a aidé à foncer dans la fiction.
En quoi votre expérience de documentariste vous a‑t-elle néanmoins servi ?
Je pense que dans tous mes documentaires, j’ai voulu essayer de filmer la fragilité de l’être humain. C’est ce qui me passionne. C’est ce qui me pousse tous les jours à faire du cinéma. Et mes documentaires, même si les sujets n’étaient pas du tout des portraits psychologiques, essayaient de découvrir cette fragilité qui nous est familière… Je pense que dans Un ange à la mer, on retrouve cette envie de comprendre ces fragilités, de les dessiner, sans pour autant être dans un discours de psy. J’aime les personnages, j’aime comprendre ce qu’ils sont. J’aime quand ils m’emmènent là où je ne pensais pas du tout aller… Le documentaire a été une magnifique école pour arriver à ce regard sur les failles humaines…
Le jeune acteur Martin Nissen fait preuve d’une maturité étonnante et porte littéralement le film. Comment l’avez-vous rencontré puis accompagné dans ce rôle difficile ?
On a vu, avec mon directeur de casting, beaucoup d’enfants avant de tomber sur Martin qui était le dernier après plus de huit mois de recherche. La rencontre avec Martin a été une sorte de coup de foudre. Dès qu’il est rentré dans la salle de casting, j’ai su que c’était lui mais je ne lui ai rien dit. J’ai travaillé avec lui et une coach durant près de trois mois pour être certain qu’il ne me lâche pas après une semaine de tournage. Et au fur et à mesure que je travaillais avec Martin, j’étais de plus en plus convaincu que c’était lui. Il était formidable, dans les improvisations et dans les scènes avec texte. C’était un comédien, un vrai. Et jamais il n’a été touché ou bouleversé par ce rôle. Durant le tournage, dès que je disais que j’étais content du plan, Martin partait jouer au football ou courir avec des enfants du village marocain où l’on tournait. C’était fantastique et très rassurant de voir qu’il supportait très bien et très facilement de jouer un rôle d’un enfant en souffrance. Martin veut faire du cinéma, c’est sûr. Il va tourner durant l’été un film avec Bouli Lanners. Il va encore nous épater, c’est sûr.
Vous travaillez actuellement à la réalisation d’un nouveau long-métrage, Animal. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Un ange à la mer est le premier film d’une trilogie sur la relation père-fils. Animal raconte l’histoire d’un couple séparé qui perd son enfant de huit ans. Ce n’est pas non plus une comédie… Comment survivre à ce drame ? J’ai une petite fille de quatre ans et j’ai essayé, un jour, d’imaginer mon comportement si une chose aussi affreuse m’arrivait. Et j’ai directement compris que je devrais sans doute passer par l’animalité pour redevenir un homme… Me soigner en partant loin pour retrouver mes instincts d’animal pour enfin, après un long cheminement, revenir guéri de ce deuil. Animal traite donc de cela. L’homme partira dans un long périple dans le Grand Nord pour essayer de revenir en tant qu’homme…