Palme d’Or à Cannes en 1961 (ex-aequo avec Viridiana de Luis Buñuel), vu par un peu plus de 750 000 spectateurs français lors de sa sortie en salles, Une aussi longue absence fait pourtant partie de ces films injustement tombés dans l’oubli. Très rarement diffusé à la télévision et jamais édité en DVD jusqu’à ce que M6 Vidéo ne répare cet impair en octobre 2015, le film est pourtant l’œuvre de deux grands noms : le réalisateur Henri Colpi, célébré pour son travail de monteur aux côtés d’Alain Resnais sur Hiroshima mon amour et L’Année dernière à Marienbad, et l’écrivaine Marguerite Duras, alors nouvelle coqueluche d’un cinéma français chamboulé par l’arrivée en fanfare de la Nouvelle Vague. C’est d’ailleurs à ce courant que ce chef d’œuvre fut opposé par quelques critiques de l’époque, certains de voir dans l’attention d’orfèvre que Colpi portait pour son cadre et sa photographie les symptômes persistants d’une qualité française déconnectée de son époque. Pourtant, dans le sillage du cinéma de Resnais qui cherchait à exhumer les traumatismes d’après-guerre dans un objectif de responsabilisation de ses contemporains sans pour autant tomber dans la leçon de morale, Une aussi longue absence est sans conteste un film de son temps, nourri des enjeux sociaux et politiques de 1960. Après un plan large sur les champs de région parisienne au bout desquels poussent les premiers grands ensembles, la caméra de Colpi déambule silencieusement dans les rues d’un quartier populaire d’une ville de la banlieue ouest dont l’activité semble rythmée par le travail et les vacances d’août qui débutent. Mais sur cet instantané des Trente glorieuses planent pourtant d’autres ombres : la guerre d’Algérie qui fait dire à l’un des personnages que la France n’a jamais connu de période de paix depuis plus de vingt ans, mais surtout le lourd souvenir de l’occupation allemande et son lot de disparus qui ne cessent de hanter les vivants. Pour Thérèse, immigrée italienne et tenancière d’un petit bar, le temps semble s’être arrêté en 1944 lorsque son mari, arrêté puis torturé par la Gestapo, fut déporté puis définitivement porté disparu. Seize ans plus tard, elle croit reconnaître en un clochard qui traîne depuis quelques jours dans le quartier l’homme qu’elle a autrefois aimé. Sauf que celui-ci semble avoir tout oublié de sa vie passée…
L’impossible retour
Enjeu central à Une aussi longue absence, le recoupement de deux mémoires et de deux subjectivités face à l’horreur de la Seconde Guerre mondiale a souvent nourri l’œuvre de Marguerite Duras. Dans son essai autobiographique La Douleur, elle se confrontait au retour des camps de Robert Antelme, son mari déporté pour raisons politiques, prenant la mesure de tout ce qu’il avait pu endurer en hors-champ tandis qu’elle tombait amoureuse d’un autre homme. Dans Hiroshima mon amour dont elle signa le scénario pour le compte d’Alain Resnais, elle confrontait le regard culpabilisé d’une Française convaincue d’avoir compris le drame d’Hiroshima face à un amant japonais qui ne cessait de lui répondre que tout s’était finalement dérobé à son regard. Pour Thérèse, c’est l’incertitude quant au destin de son mari et l’incommensurable solitude qui s’en est suivie qui l’ont conduite à nourrir l’espoir secret de voir revenir un jour le disparu, sans plus d’explication. Mais cet homme qui se présente à elle et que personne d’autre ne peut reconnaître (pas même sa famille lors d’une scène typiquement durassienne dans sa manière de marteler les noms, les dates et les lieux dans l’espoir vain de faire coïncider le mot et la vérité) lui oppose une impitoyable amnésie dressée comme un mur infranchissable. Bien qu’obstinée au point de contredire les doutes de son entourage, Thérèse ne cherche néanmoins jamais à s’imposer à l’étranger. Elle lui tourne autour, tente de l’apprivoiser, accepte de sortir du temps pour mieux rejoindre le souvenir de son mari. À l’écran, cela se traduit par des choix de réalisation minimalistes où le café et les bords de Seine deviennent le théâtre de ces retrouvailles dont on ne sait jamais si elles sont réelles ou fantasmées, tandis que le monde poursuit sa marche, indifférent aux espoirs de Thérèse. Les scènes s’étirent, charriant avec elles leur lot d’incertitudes et d’inexactitudes (une identité impossible à confirmer, une description mise à l’épreuve du temps passé), au point de faire de la femme notre seul point d’entrée dans le film. Et pourtant, c’est avec fébrilité qu’elle se confronte au fantôme de son mari : « Il est passé, j’ai eu peur » dit-elle d’ailleurs la première fois qu’elle le voit, seule capable de construire un pont avec ce passé que tout le monde avait oublié ou voudrait désormais occulter.
Trois petites notes de musique
C’est ce refus de la commodité qui fait toute la beauté d’Une aussi longue absence. À l’image de l’héroïne de Hiroshima mon amour, Thérèse refuse d’être raisonnable et poursuit son obstination. Cela passe par une somme de détails et subterfuges dont la femme use pour tenter de réveiller les souvenirs de l’hypothétique mari et qui se traduisent au montage par des scènes où les deux personnages, souvent séparés par un champ/contrechamp, tentent d’exister dans le même plan : un fromage seulement fabriqué dans le Maine-et-Loire – là où le couple aurait vécu avant la guerre et dont l’époux appréciait le goût unique –, ces airs d’opéra que ce dernier aimait et dont il avait appris les paroles, la célèbre chanson « Trois petites notes de musique » sur laquelle le couple se met à danser dans une tentative désespérée de retrouver une intimité disparue. Comme le spectateur, Thérèse attend le déclic qui permettra aux deux âmes solitaires de recouper leurs souvenirs et de retrouver une mémoire commune. Mais en dépit d’un rebondissement qui donne un éclairage nouveau mais furtif sur le passé du clochard, Une aussi longue absence n’apporte pas de réponse plus claire que celle du délitement du temps. La quête est vaine, le temps perdu impossible à rattraper : bien que pleine d’empathie envers ces deux accidentés de l’histoire, la mise en scène de Colpi n’occulte jamais le fait que c’est la force de conviction de Thérèse, admirablement interprété par Alida Valli, qui demeure la principale force pour conduire le récit. Récompensé à Cannes et par le prestigieux prix Louis-Delluc, le film aurait pu marquer le début d’une fructueuse carrière pour Henri Colpi. Seulement, celle-ci ne comprendra que quatre longs-métrages de cinéma jusqu’en 1970, ce qui pourrait expliquer pourquoi le film n’est pas passé à la postérité qu’il méritait. On ne peut que remercier les Archives du Film pour la Société cinématographique Lyre d’avoir mené à bien cette restauration.