Le dernier film de l’écrivain, scénariste et réalisatrice Guo Xiaolu rend un hommage acide à La Chinoise de Jean-Luc Godard. Si chez Godard, Véronique la jeune étudiante s’entichait du maoïsme dans un élan révolutionnaire, et était prête à sacrifier sa vie pour un idéal politique. Ici, l’héroïne baignée dans une société communiste fuit son quotidien en quête d’un ailleurs fantasmé. Influencée par la Nouvelle Vague et l’œuvre de Pier Pasolini ou Bruno Dumont, Guo Xiaolu explore la dualité entre l’intériorité de son personnage et le monde dans lequel il évolue.
Cette fiction partiellement autobiographique retrace l’itinéraire de Mei, une jeune Chinoise qui quitte son village pour la ville, puis, après le décès de son amant, un sombre malfrat, part à la découverte de l’Europe, à Londres, loin de sa campagne natale. Avec ce troisième long-métrage, Guo Xiaolu, réalisatrice militante, impose une écriture cinématographique singulière pour dresser le portrait sensible d’une jeunesse chinoise désœuvrée dans une société en pleine mutation à l’ère de la mondialisation.
Comme l’identité de la protagoniste, le récit est fragmenté, découpé en chapitres illustrés par des cartons, des intertitres. Leur fonction n’est cependant pas de résumer l’action mais de scinder le film. Cet artifice nous renvoie au cinéma muet et permet d’opérer une certaine distanciation entre l’autobiographie et la fiction. On retrouve un découpage analogue dans ses deux derniers romans. Le Petit dictionnaire anglais-chinois pour amants prend comme point d’ancrage un mot et sa définition. S’amorce ainsi un pan de l’histoire de l’héroïne, elle-même en plein apprentissage de la langue étrangère qui devient, pour elle, de plus en plus familière au fil du roman.
La véracité des faits importe peu, même si l’on sait que le destin de Mei est étrangement similaire à celui de Guo Xiaolu. Issue du milieu rural chinois, cette dernière vit actuellement entre la Chine et l’Angleterre. De son expérience personnelle, elle tire donc l’essence de ce film et le titre original She, a Chinese souligne sa portée existentialiste. En grande lectrice de Sartre, la cinéaste sonde l’intériorité de son personnage tiraillé entre l’individualisme capitaliste et les traditions de son village dans une société communiste schizophrénique. Grâce à d’étranges gros plans ou à des effets de surimpression, comme lors de la scène où Mei attend, pensive, sur une berge de la Tamise, on perçoit avec subtilité sa sensibilité, sa relation au temps qui s’écoule.
Son casque d’iPod sur les oreilles, Mei s’enferme dans sa bulle dans laquelle les bruits environnementaux disparaissent. En entendant ce qu’elle écoute, on se retrouve à voir le monde par son regard. La musique de John Parish, compagnon de route de PJ Harvey, sature l’espace sonore pour exprimer une révolte sourde, la violence latente d’une jeunesse qui peine à trouver sa place dans la société.
Le personnage de Mei apparaît dans toute sa complexité : déterminée à fuir, elle suit sa destinée comme s’il s’agissait d’une évidence. La fuite loin de son village, puis de son pays, la conduit vers l’inconnu qu’elle tente d’apprivoiser. S’ouvre alors la problématique chère à la réalisatrice de l’intégration, du choc culturel. En effet, les thèmes du départ, de l’Ailleurs, de la confrontation entre Orient et Occident et de l’intégration sont récurrents dans l’œuvre de cette auteur. On retrouve déjà ces préoccupations dans ses romans, tels que son Petit dictionnaire chinois-anglais pour amants ou 20 fragments d’une jeunesse vorace.
Pour illustrer son propos, la réalisatrice n’hésite pas à opérer une sorte de métissage des cultures. Les guitares saturées des mélodies rocks du Britannique John Parish succèdent aux morceaux survoltés de punk chinois. Elle apporte un soin tout particulier au cadre et aux couleurs qui composent l’image. L’épisode du salon de coiffure éclairé aux néons renvoie à l’atmosphère nocturne un peu glauque du Chungking Express de Wong Kar Wai et contraste avec l’ensemble des autres séquences ancrées dans une esthétique réaliste, proche de celle du documentaire. Auteur d’un manifeste pour un cinéma métaphysique, Guo Xiaolu s’insurge contre un cinéma conformiste et tente de déconstruire le récit en inventant sa propre grammaire cinématographique construite à partir d’influences hétérogènes.