Loin d’être la plus connue des œuvres de Mervyn LeRoy, Ville haute, ville basse n’en réunit pas moins la crème d’Hollywood pour un affrontement psychologique sans merci entre femmes de la haute société newyorkaise. Élégant, raffiné, mais sans la mordante ironie d’un Cukor, le film est avant tout un bel écrin pour ses actrices principales.
Derrière l’énigmatique titre français Ville haute, ville basse (East Side, West Side en version originale), on était tenté d’imaginer un film sur les rapports de classe comme Hollywood savait jadis en produire. De la part de Mervyn LeRoy, qui a construit sa notoriété grâce au Petit César en 1930 et à Je suis un évadé en 1933, il n’y aurait rien eu de vraiment étonnant, sauf que le réalisateur, habile faiseur insuffisamment passé à postérité, ne s’est jamais illustré dans le seul registre qui a autrefois véritablement approché la lutte des classes : la screwball comedy. À la différence d’un Hawks ou d’un Capra, c’est plutôt la dimension psychologique de ses personnages qui intéresse LeRoy, jusqu’à orienter la direction de la photographie et la mise en espace de l’action. Dès l’ouverture, le film va néanmoins justifier son titre en jouant sur la confrontation de deux espaces : d’un côté le public, qui n’est jamais véritablement personnalisé, de l’autre le privé – vers lequel nous emmène la voix suave de Barbara Stanwyck, théâtre de rivalités féminines qui conduisent quelques unes à endosser leurs plus beaux atours pour se distinguer sur la grande scène de l’hypocrisie mondaine.
On pourrait penser au célèbre Femmes de Cukor, réalisé dix ans plus tôt, mais Mervyn LeRoy n’emprunte en aucun cas la même voie que son collègue. Tout d’abord parce qu’il n’en a pas la mordante ironie, mais aussi parce qu’il ne relègue pas la gente masculine en hors-champ. Ici, elle est d’abord incarnée par Brandon Bourne (James Mason, toujours génial même lorsque les rôles sont un peu moins intéressants), mari volage qui, après avoir risqué de saboter son mariage avec Jessie (Barbara Stanwyck), succombe de nouveau à la tentation dans les bras de la démoniaque Isabel Lorrison (Ava Gardner). Mais c’est en croisant le chemin de Rosa (Cyd Charisse, décidément, quel casting !), que l’épouse délaissée va faire la rencontre d’un homme d’une autre trempe, Mark Dwyer (Van Heflin). On le comprend rapidement : ce ne sont pas les personnages masculins qui intéressent ici le réalisateur mais plutôt de scruter les réactions de ces femmes qui, eu égard à leur classe, défendent leur territoire avec une agressivité toute feutrée.
De rebondissements en trahisons, Ville haute, ville basse déroule son programme digne d’un très élégant épisode des Feux de l’amour tout en laissant éclore par touches quelques idées sur la place de la femme dans la société américaine d’après-guerre. Malgré le milieu duquel le couple principal est issu, les rôles restent méticuleusement assignés : l’homme travaille, la femme remplit ses journées en attendant son retour. C’est de ce déséquilibre que naît toujours la tentation (le travail offre le meilleur prétexte à s’absenter pour trainer dans les bars et rencontrer des femmes elles-mêmes en quête d’une place au soleil). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’une des scènes où l’assignation des rôles est enfin bousculée correspond au moment où Jessie et Mark cuisinent ensemble, investissant ensemble et le plus naturellement du monde un lieu où se décident habituellement les règles d’un jeu inégalitaire.
Loin d’être pour autant un manifeste féministe, Ville haute, ville basse intrigue par sa relative froideur, déployant un espace où le calcul supplante systématiquement le sentiment. À ce titre, le réalisateur semble en pleine possession des codes esthétiques hollywoodiens d’après-guerre pour donner véritablement corps à ce jeu de faux-semblants où les femmes s’arment des plus belles robes pour aller au combat. C’est justement lors d’un essayage que Jessie et Rosa nouent une amitié qui leur permettra de se prémunir du danger masculin. La rivale usera des mêmes armes lorsqu’elle entend ravir la position de Jessie. Mais s’il ne fallait retenir qu’une scène du film, ce serait probablement celle où Nancy Davis (future Nancy Reagan, excusez du peu) se livre à un numéro de vamp infernale prête à user des poings (et non sans adresse !) face à l’homme qui a tout découvert de sa supercherie. Féroces, on vous dit.