Quelques mois après la sortie en DVD de Johnny, roi des gangsters, Wild Side poursuit son travail d’exhumation de l’œuvre de Mervyn LeRoy alors que son film Ville haute, ville basse connaît une nouvelle exploitation salles. Sorti au début de la Seconde Guerre mondiale, La Valse dans l’ombre est probablement son film le plus accompli, parfait condensé des élégantes productions hollywoodiennes des années 1940. Et pour parfaire cette bonne nouvelle, l’éditeur propose en bonus la version originale, tournée en 1931 par un certain James Whale.
Vivien Leigh, surtout connue pour ses deux incroyables prestations dans Autant en emporte le vent et Un tramway nommé Désir, affirmait pourtant que son rôle préféré était celui de Myra dans La Valse dans l’ombre. Elle y incarne une danseuse classique demandée en mariage par un militaire de bonne famille et qui, à la suite d’un malentendu, sombre dans la prostitution pour pouvoir survivre. Le sujet, comme on peut l’imaginer, est on ne peut plus tabou dans le cinéma américain, alors régi par le Code Hays, et il est en ce sens passionnant de pouvoir comparer les deux versions, réalisées seulement à neuf ans d’intervalle. Force est de constater que le regard des deux réalisateurs est sensiblement différent (le débridé James Whale contre l’académique Mervyn LeRoy) et que chacun des deux épouse les codes esthétiques et moraux de l’industrie hollywoodienne d’alors pour livrer deux œuvres aussi fortes que différentes. La question du choix et de la culpabilité, relayée par une mise en scène qui inscrit différemment les deux personnages féminins dans leur environnement, est traitée de telle manière que de grosses divergences scénaristiques sont observées.
La trajectoire de Myra version Mervyn LeRoy reste probablement la plus connue. On découvre une jeune femme pure et gracile, danseuse étoile obéissant à une hygiène de vie particulièrement stricte, tombant amoureuse d’un capitaine issu d’une famille très aisée. À la suite d’une succession de mésaventures qui provoquent le report du mariage, la jeune femme se retrouve sans nouvelles de son amant renvoyé au front et finit par le croire décédé. S’ensuit une longue descente aux enfers qui la conduit sur le chemin de la prostitution, choix qu’elle n’assumera pas lorsqu’il s’agira de retrouver une place auprès de la belle-famille. De la pièce originale écrite par Robert E. Sherwood, James Whale ne retient pas les mêmes éléments. Sa Myra (incarnée par Mae Clarke) est une jeune femme sensuelle et affranchie, danseuse de cabaret également devenue prostituée et qui, sur le même pont de Waterloo à Londres, rencontre un jeune soldat qui va tomber éperdument amoureux d’elle. L’inscription de ces deux personnages se fait donc dans deux environnement totalement différents : chez LeRoy, on tutoie l’aristocratie britannique tandis que chez Whale, on assume plus facilement ses racines populaires et les lois de la rue.
De fait, d’un strict point de vue esthétique, les films sont également très différents car, si la culpabilité est un élément déterminant dans les deux versions, elle ne suit pas les mêmes canaux et ne trouve pas la même matérialisation dans l’espace. En 1931, Whale, encore peu connu, préfigure ce qui caractérisera dans les mois et années à venir ses plus grands succès (Frankenstein, L’Homme invisible, etc.), c’est-à-dire une mise en scène assez épurée où un individu (à la marge, généralement) se retrouve confronté à une foule compacte et anonyme. Ici, c’est la jeune prostituée qui vit un drame intime alors que le peuple est hanté par la peur des bombardements (voir les très belles scènes de panique générale). Pour mieux signifier cette solitude inhérente à cette condition, le réalisateur ne multiplie pas les ellipses hypocrites sur les activités professionnelles de son personnage principal. Face à un entourage bienveillant (son futur mari et se future belle-mère comprennent sans ambiguïté de quoi il en retourne), Myra est son propre juge : pour cela, Whale la filme au cours d’un magnifique long plan-séquence dans son miroir alors qu’elle met lascivement en avant ses principaux atours pour appâter le client.
Chez Mervyn LeRoy, alors que le code de censure s’est endurci, tout ce qui fait écho à la prostitution est soigneusement tenu en hors-champ, même si celui-ci est totalement signifiant. En ce sens, la traduction française du titre original commun aux deux versions traduit parfaitement ce mouvement, ce passage de la lumière à l’ombre, ce point de bascule du champ vers le hors champ. Influence expressionniste oblige (surtout dans le Hollywood des années 1940), les ombres portées magnifient la schizophrénie sociale du personnage tandis que les décors, tout en contrastes, traduisent sa déchéance. La Première Guerre mondiale ne devient plus qu’une toile de fond (le conflit est avant tout intérieur, en témoigne le regard très habité de Vivien Leigh) laissant davantage le champ libre à la violence psychologique et aux vertiges suicidaires de son héroïne. La scène de fin est en soi un modèle du genre, avec son fabuleux champ / contrechamp (visage / roues des voitures) amplifié par un montage de plus en plus resserré, comme pour souligner le caractère inéluctable de cette destinée.
Moral, pensez-vous ? La lecture est tentante, mais ce serait sous-estimer le degré d’empathie que le réalisateur a su développer à l’attention de son personnage principal (quand le Code Hays prévoyait justement que toute représentation d’activités amorales était possible dès lors qu’elle suscitait le désaccord des spectateurs). C’est probablement ce qui permet à La Valse dans l’ombre de déployer une véritable force mélodramatique (ce dont les autres réalisations de LeRoy sont parfois dépourvues) tandis que Whale, mêlant désespoir et dérision, conclut son film sur une note implacablement ironique, filmant son héroïne comme un insecte qui, une fois affranchi de sa culpabilité, n’en retrouve pas moins sa place parmi les mortels. Chacun à leur manière, ces deux adaptations n’en déploient pas moins une force tragique époustouflante. Les voir aujourd’hui réunies sur un même DVD est un bien joli cadeau.