POUR (par Sarah Elkaïm)
Brûlot anti-Berlusconi, Viva Zapatero est inquiétant. Pour la liberté d’expression en Italie, pour le quasi-monopole d’un seul homme sur les média, pour la manière dont les « personnes gênantes » sont évincées. Se mettant en scène dans la bataille qui l’oppose aux politiques, Sabina Guzzanti rappelle Michael Moore, dans son intransigeance et sa façon de ne jamais lâcher prise.
Viva Zapatero ! est un documentaire qui pose cette question essentielle : « comment peut-on encore, aujourd’hui en 2005 et en Europe, interdire la satire ? » Car c’est bien une histoire de censure qui nous est ici contée. L’histoire de Sabina Guzzanti, la réalisatrice du film donc, célèbre humoriste italienne, qui voit son show satirique, « RaiOt », déprogrammé de la télé, au motif qu’il est vulgaire et irrespectueux. Pourtant, l’émission faisait de l’audience, et ressemblait à nombre d’émissions satiriques, égratignant les hommes politiques, d’autres télévisions européennes.
Au début du film, on voit un Berlusconi et un Blair, campés par deux humoristes avec postiches, masques, faux crânes discuter devant un parterre de journalistes. Sous les masques, ce sont Sabina et l’un des ses homologues britannique qui se cachent. À partir du moment où « RaiOt » est déprogrammée, sans raison apparente, Sabina va se lancer dans une enquête dans le milieu de la classe politique italienne pour comprendre les raisons profondes de l’interdiction, interviewant les humoristes d’autres pays européens et les correspondants de presse étrangère.
Dès les années 1980, Silvio Berlusconi, ancien chanteur sur des bateaux de croisière, spécialisé dans l’immobilier, commence à investir dans la télévision privée. Son groupe, Mediaset, va très vite posséder la plupart des télés italiennes, et exercer un formidable contrôle sur la presse en général. En 1994, le premier gouvernement Berlusconi prend les manettes du pouvoir ; il tombe peu de temps après pour cause de désolidarisation de la Ligue du Nord avec qui il était allié, et passe dans l’opposition. Deux ans plus tard, c’est la victoire de l’Ulivo (alliance de la gauche). Mais en cinq ans, la gauche ne prend aucune mesure législative pour limiter le quasi-monopole sur les médias de Berlusconi ; ne parvenant pas à se mettre d’accord sur la façon d’attaquer Berlusconi, les partis de gauche laissent de côté la législation sur les médias. C’est cette mesure législative non prise qui explique le titre du film : en arrivant au pouvoir en Espagne, la première chose que fit Zapatero fut en effet de prendre des mesures pour préserver la liberté de la presse. Le Cavaliere revient au pouvoir le 16 avril 2001, et le contrôle sur la télévision s’accroît encore.
Le cas de Sabina Guzzanti n’est pas isolé ; un autre talk-show, de Santori, se voit interdire. Le journaliste Biaggi est renvoyé du journal télévisé, alors qu’il en était la figure principale. Filmant une réunion à la rédaction du Corriere della Sera, la réalisatrice s’attarde sur les pleurs du directeur, dépité et impuissant devant la situation. Elle dénonce par la même occasion l’immobilisme de certains journalistes (la scène du parterre de journalistes radio interpellé par un opposant en procès pour diffamation) ; tous ne supportent pas cette liberté bridée, mais ne bougent pas pour garder leur emploi.
Voulant montrer à son pays (le film est sorti en septembre, et a battu tous les records d’entrée qu’aucun film italien n’avait fait depuis longtemps) la situation dans d’autres pays, Sabina part en France interviewer l’auteur du Vrai Journal, Karl Zéro, et ceux des Guignols de l’Info. S’entretenant également avec des correspondants de presse étrangers, elle appuie son argumentaire dans le sens de l’exception italienne. La plainte de Mediaset contre RaiOt se révèlera infondée, mais l’émission ne reviendra pas pour autant sur les écrans. Ne lâchant pas le morceau, la réalisatrice prend plaisir à filmer l’embarras des responsables du conseil de surveillance des médias et de députés qui manifestement ne peuvent pas la supporter, pas plus que son émission. Drôle et impertinente, le clown Sabina fait mouche, tandis que le spectateur appelle de ses vœux un changement politique tant attendu en Italie.
CONTRE (par V.R.)
Jugement sans conteste de l’autoritarisme de Silvio Berlusconi, Viva Zapatero s’acharne à légitimer son combat à coups d’images-preuves et de témoignages du cynisme des pouvoirs politiques. Mais à force de focaliser l’attention sur ses propres interventions, masquées ou non, Sabina Guzzanti finit par oublier la raison même de son film: les conséquences du néo-fascisme en Italie. À moins qu’elle n’ait pas vu aussi loin…
Initiative tout à fait louable de la part de Sabina Guzzanti que de dénoncer la machine répressive de la télévision publique italienne. Sujet certes intéressant, et paradoxalement, c’est bien le problème: cette prise en otage du spectateur prisonnier de la scénarisation du réel est quelque peu fallacieuse. Ici le réel n’est abordé que du point de vue de cette humoriste qui s’est vu confisquer sa liberté d’expression dans une émission télévisée ; et non pas au service d’une réflexion plus large sur l’état de la liberté individuelle et collective en Italie. À se faire juge et partie en énonçant inlassablement les mêmes arguments tautologiques, Sabina ne va pas plus loin que la simple dénonciation. Et c’est dommage.
Exemple : Sabina Guzzanti déclare que les Italiens ne possèdent comme seul médium d’information que la télévision : un aveu en forme de vœu d’une autre télévision pour les Italiens, du retour de Sabina sur le devant de la scène. Ce sont les contenus des programmes qui sont jugés, et à raison, inaptes à l’élévation des esprits au détriment de l’énonciation dialectique des structures de la machinerie manipulatrice qu’elle a mise en place. Il n’y a pas de remise en cause de l’omnipotence de la télévision dans les foyers italiens, ni de ses effets néfastes sur la possibilité d’un regard critique sur le monde. Constitutionnaliser la misère intellectuelle, n’est-ce pas ce qui aurait pu être le vrai sujet de ce document ?
À la différence du reporter, le documentariste se doit de dépasser le stade de la connaissance sensible et de ne pas réduire le réel à l’immédiatement visible. À la différence de la télévision, le cinéma inclut le spectateur dans le film et le film dans l’image mentale. Un échange puis une relation entre le sensible et l’invisible s’installe progressivement, lien qui ne s’arrête pas à la fin de la projection. Ici la vérité n’avance pas masquée ; elle s’impose à notre regard. Nous sommes dans l’impossibilité de dépasser le stade du constat ; nous sommes tenus à un rôle contemplatif.
La relation de Sabina Guzzanti à la réalité est dominée par le subjectif : elle donne à lire, à voir, à entendre non la réalité mais ce qu’elle en a perçu, proscrivant le spectateur à ce qui est immédiatement visible. Un cinéaste ne devrait-il pas justement faire reculer les limites du visible ? Ce n’est manifestement pas l’intention de l’humoriste qui nous accule à reconnaître les preuves certes irréfutables de la montée progressive de la censure, mais aussi de l’autocensure en confrontant les journalistes de la presse à leurs actions ou à leurs déclarations suite à la non-diffusion de son émission. Elle stigmatise leurs petites lâchetés, notamment la presse de gauche, en s’autoproclamant comme le saint-bernard de la démocratie. Mais si l’émission de Sabina Guzzanti n’avait pas été censurée, se serait-elle révoltée contre le gouvernement Berlusconi ? Se serait-elle autant mise en scène, grimée ou non, pour se révolter contre la paralysie d’un pays devant tant d’injustices ?
Berlusconi n’est qu’un symptôme d’un mal plus complexe et plus ancien qui ronge la société italienne depuis des décennies. Même si la dernière séquence montre que les Italiens veulent une autre télévision en acclamant leur idole, cela ne veut pas signifier que la bataille est gagnée. Berlusconi n’a usurpé ni ses privilèges, ni sa fonction au sein du gouvernement : a-t-on observé quelques manifestations citoyennes durant ce film ? Cette gangrène fasciste qui se répand sans réserve dans ce pays, mais aussi les pays européens depuis quelques années, est le vrai sujet de ce film, détourné par l’obstination certes énergique et salvatrice de Sabina Guzzanti, mais qu’il aurait fallu peut-être recentrer sur l’essentiel.
Seul le témoignage de l’un des illustres journalistes éliminés par Berlusconi, apporte une lueur d’explication : en relisant les journaux en 1922, il fut stupéfait -mais peut-on l’être vraiment ?- de reconnaître la tradition fasciste des médias italiens. Il est ainsi curieux que Sabina n’ait pas entrepris d’interroger les principaux intéressés de cette affaire : les téléspectateurs. Certains auront ce privilège. Mais ils se révèlent très vite comme les instruments de caution de l’action de l’humoriste. Cet amoncellement de « clichés » pose le sens comme une évidence : séquences attendues ou programmées, ces « clichés » sont produit notamment par son commentaire omniprésent des images et par les interrogatoires qu’elle fait subir aux témoins de circonstance. Le but étant de réduire l’écart entre le réel, complexe et l’image simple, entre la vérité et l’instantané. Et c’est la conception même de la relation signifiante entre langage audiovisuel et découpage du réel qui prédomine aujourd’hui malheureusement la fabrication des reportages télévisés. Sabina Guzzanti n’est certes pas encore une cinéaste de documentaire tant l’essence de cette forme cinématographique lui échappe parfois. En revanche, on ne peut nier le travail de Sabina Guzzanti, car faute de mieux, ce témoignage transalpin est tout de même de salubrité publique.