Tous les cinéphiles connaissent le nom, le visage et la voix d’Anna Karina, cette petite sirène venue du Danemark et devenue l’immarcescible icône féminine de la Nouvelle Vague française : muse et actrice fétiche de Jean-Luc Godard au début des années 1960, elle a également incarné La Religieuse, admirable, de Jacques Rivette. En revanche, tous les cinéphiles ne savent peut-être pas qu’elle a également réalisé deux films par la suite : Vivre ensemble (1973) et Victoria (2008). Quarante-cinq ans après sa sortie, Malavida nous permet à présent de redécouvrir Vivre ensemble, dans une copie numérique impeccablement restaurée.
Trajectoire d’un couple
Cette initiative doit être saluée à sa juste valeur dans la mesure où, s’il ne s’agit pas d’un grand film, le premier long métrage d’Anna Karina constitue bien davantage qu’une simple curiosité et révèle un vrai talent de cinéaste, à la singularité affirmée. Derrière la caméra, Anna Karina – qui se trouve alors dans sa petite trentaine – est également devant, jouant le personnage féminin principal d’une histoire qu’elle a elle-même écrite en s’inspirant de son propre vécu. Vivre ensemble apparaît ainsi comme l’exemple type du film à la première personne (on parlerait sans doute aujourd’hui d’autofiction), d’une sensibilité à fleur de plan.
Comme son titre le suggère, le film décrit la trajectoire d’un couple, observée plutôt du point de vue de l’homme, en l’occurrence Alain (Michel Lancelot), la trentaine, professeur d’histoire. Partageant sa vie avec une femme prénommée Sylvie (que l’on voit brièvement au début du film), il mène une existence a priori bien rangée jusqu’à ce qu’il tombe – presque littéralement – sur Julie (Anna Karina), jeune femme aussi espiègle que jolie, attablée à la terrasse d’un café de St-Germain-des-Prés. Cultivant l’art du dilettantisme avec éclat, Julie semble vivre au jour le jour (ou à la nuit la nuit), aussi libre que l’air de ce temps. Le coup de foudre est immédiat.
Liberté de ton
Dès que leurs regards s’accrochent (via un rapide champ-contrechamp), leurs destins s’attachent. Bientôt, irrésistiblement attiré par Julie, Alain quitte Sylvie et laisse peu à peu tomber son boulot. En pleine idylle romantique, les deux tourtereaux (con)volent vers New York. Au cours de ce séjour, Julie annonce à Alain qu’elle est enceinte. Synonyme de retour (brutal) au réel, le retour à Paris va voir le couple lentement se déliter : avec l’arrivée de l’enfant, Julie change de mode de vie tandis qu’Alain glisse sur la pente de l’inactivité (de plus en plus) alcoolisée…
Tourné en quatre semaines, avec très peu de moyens (en Super 16mm et en partie dans l’appartement d’Anna Karina), Vivre ensemble se caractérise avant tout par sa liberté de ton et sa vivacité de regard. De nombreux plans paraissent presque « volés », en particulier ceux tournés en extérieur, à Paris ou New York (voir la séquence à Central Park, par exemple). Cette liberté et cette vivacité confèrent une éclatante fraîcheur à une histoire (boy meets girl) presque aussi vieille que le monde. Si la forme et la tonalité générale du film sont plutôt légères, l’insouciance initiale s’estompe au fur et à mesure jusqu’à un dénouement possiblement tragique, la fin restant ouverte. Faisant pendant (en sens inverse) au premier plan, le dernier plan du film – un panoramique latéral sur les toits de Paris – exhale un fort parfum de désenchantement et le ciel comme l’avenir paraissent désormais beaucoup plus nuageux.
Dans l’après Mai-68
Entre comédie sentimentale et chronique de mœurs, décrivant les rapports d’un couple tout en captant les sentiments (et atermoiements) d’une génération,Vivre ensemble saisit sur le vif ce que c’est que vivre ensemble – à deux et au sein de la société – dans le Paris du début des années 1970, un Paris où subsistent encore les traces d’un soulèvement récent (en témoigne, au début du film, ce plan qui s’attarde assez longuement sur des affiches et des photos de Mai 68 placardées sur un mur). S’inscrivant nettement dans le sillage de la Nouvelle vague, Anna Karina a su ne pas chercher à imiter le cinéma du Jean-Luc Godard première période – seul le générique, avec cartons multicolores, semble lui adresser un petit clin d’œil – et s’oriente ici plutôt vers une veine rohméro-eustachienne.
Par son récit (centré sur un homme entre deux femmes), par son registre (un cinéma intimiste, allant de chambres en cafés en traversant les rues), par son atmosphère (d’une gaieté sourdement mélancolique), par son inscription dans l’époque incertaine de l’immédiat après-68, Vivre ensemble fait en particulier inévitablement penser à La Maman et la putain. Exacts contemporains, les deux films se sont d’ailleurs tous les deux retrouvés au Festival de Cannes de 1973, La Maman et la putain en compétition officielle et Vivre ensemble à la Semaine de la critique. Le film d’Anna Karina n’atteint certes pas à l’incandescente beauté de celui de Jean Eustache. Il a néanmoins beaucoup de charme et, aujourd’hui, ce charme opère assurément au moins autant qu’au jour de sa sortie.