La fin abrupte et tragique de La Religieuse, adaptée du roman de Denis Diderot, renseigne avec précision sur le projet de mise en scène de Jacques Rivette. Tout juste échappée d’un couvent, Suzanne Simonin (Anna Karina) ouvre une fenêtre pour se précipiter dans le vide. Le dehors, synonyme de liberté, est justement l’horizon auquel aspire Suzanne tout le long du film, mais dès la première scène elle ne trouve face à elle que barreaux, puis, plus tard, portes et fenêtres closes. Car si la jeune fille est d’ascendance noble, le fait qu’elle soit le fruit d’un adultère la condamne au rejet de sa famille et à une vie monacale. Lors de la profession – avortée – de ses vœux en ouverture, son rapport à l’espace se voit défini par la présence de barreaux. Dès lors, Suzanne passera du milieu familial au couvent de Longchamp sans rupture apparente, les deux espaces apparemment distincts se rejoignant dans leur propension à l’emprisonner. De sa robe rococo, caractéristique de son rang, aux simples accoutrements de nonne, le corps du personnage est également contraint par ce qui l’habille. Le couvent se révèle quant à lui être un décor confiné : aucune lumière ne traverse les fenêtres, oblitérée par des larges rideaux, le ciel est obstrué par des arbres touffus, les portes, si elles ne sont pas ouvertes par une autorité supérieure, restent fermées.
La jeune fille fantôme
L’incompatibilité entre le corps du personnage et l’espace oppresseur est décuplée lorsque Suzanne se trouve accusée d’avoir soi-disant dissimulé du papier à des fins malveillantes contre l’Église. On lui retire alors sa coiffe, la harcèle, l’affame, la traite comme un « cadavre ». Considérée comme une pestiférée voire possédée par le démon, elle hante les couloirs sans but, tel un spectre. Désespérée, elle va jusqu’à effrayer une jeune nonne en mimant la gestuelle d’une revenante (bras tendus, yeux hagards). Or, le fantôme, c’est précisément une figure qui n’appartient à aucun espace, qui lui est étrangère. Ce rapport entre la figure de la jeune fille et un espace coercitif rappelle le motif très répandu dans le cinéma classique hollywoodien de la fuite de jeune fille. Mais le conte-espace chez Rivette, l’espace rêvé auquel aspire Suzanne, ce qu’elle appelle de ses mots le « monde » (ici, le hors-champ du couvent), s’infiltre par le son : le carillon du clocher, le chant des oiseaux, le vent, les rires des enfants et autres bruits extérieurs viennent sans cesse égayer les pièces tristement closes du couvent. Le monde rêvé reste toutefois inaccessible au personnage, maintenu à l’état de promesse sans cesse repoussée. Cette utilisation du son direct, propre aux cinéastes de la Nouvelle Vague, au même titre que d’autres procédés caractéristiques de la modernité (jump-cut, coupe franche, effet flicker, musique atonale, etc.), rappelle l’impossibilité pour le personnage de s’évader de sa condition de femme et de religieuse.
Vampirisée
La deuxième partie du film, au cours de laquelle le personnage est transféré au couvent d’Arpajon, laisse un temps entrevoir la possibilité d’une nouvelle liberté. L’austérité aliénante de l’abbaye laisse place ainsi à un cadre plus bucolique, des intérieurs plus ornementaux et chaleureux. La communauté de nonnes s’y veut plus accueillante, notamment à travers la nouvelle abbesse, pleine d’entrain et de compassion. Elle fait installer un miroir dans la chambre de Suzanne, l’incitant à ne plus chérir le Christ mais sa propre image. Au couvent d’Arpajon, elle n’est plus l’objet de brimades morales et physiques, mais bien plutôt de désir. Elle prend alors conscience de l’image qu’elle renvoie et des appétits qu’elle suscite au couvent. S’instaure très vite un rapport de prédation entre la nouvelle arrivante et sa supérieure, redoublé plus tard par le regard insistant du Père Morel qui se reconnaît en elle (forcé de rentrer dans les ordres, lui aussi) lors d’une confession alors qu’il observe le reflet de la jeune religieuse dans un miroir. Si elle apparaît ainsi comme une image, une pure surface sur laquelle chacun projette ses désirs, la jeune fille, toujours innocente, n’en demeure pas moins insensible aux avances de l’abbesse. Dès lors, l’espace redevient alors le théâtre d’une oppression, notamment lors d’une scène nocturne où la mère supérieure se rend dans sa chambre. Les deux femmes, délaissées de leurs attributs religieux, sont éclairées par la lumière bleutée de la lune, évoquant une scène de vampirisation à laquelle elle échappe in extremis. L’héroïne, contrainte à la fuite, s’évade avec la complicité du Père Morel.
Un cycle d’oppression
À partir de cette rupture narrative, le personnage traverse plusieurs espaces correspondants à différents milieux sociaux (la petite bourgeoisie, les artisans, la noblesse libertine), exacerbant la logique qui veut qu’elle change de robe à chaque fois qu’une frontière spatiale ou sociale est franchie. Elle regagne finalement son milieu de naissance, la noblesse, au hasard d’une rencontre une nuit de mendicité. À l’occasion d’une ultime soirée, Suzanne est de nouveau amenée à changer d’apparence pour se fondre dans cette nouvelle communauté (elle est maquillée, affublée d’une perruque, et dissimulée derrière un masque vénitien). L’expérience du monde est vécue ainsi comme autant de contraintes imposées à son corps, que ce soit l’habit de religieuse qui la recouvre entièrement ou encore le corset qu’elle porte lors de cette dernière séquence – renvoyant à celui qui l’étreint au début du film. Pour mettre fin à cette logique cyclique de l’oppression, le suicide se révèle être le seul salut possible. C’est que la tragédie de Suzanne tient à ce qu’elle ne puisse in fine habiter le monde, trop dévouée à Dieu pour s’abandonner aux plaisirs terrestres et trop éprise de liberté pour vivre recluse sous le joug du clergé. Puisqu’elle ne peut pas occuper l’espace avec plénitude, seule la mort apporte une délivrance à cette impossibilité fondamentale d’être au monde.