Le nom de Barbara Loden n’évoque en premier lieu qu’un vague souvenir. Femme et muse d’Elia Kazan dans les années 1960 et 1970, elle se fait d’abord remarquer en tant qu’actrice de second rôle, déployant un talent fantasque et subtil dans l’interprétation de ses personnages. Dans un des chefs d’œuvre du réalisateur, La Fièvre dans le sang, elle incarne la sœur sensuelle et désœuvrée de Warren Beatty, lui-même livré à un immense sentiment de frustration sexuelle et culpabilisé par l’ordre bien-pensant d’une Amérique prospère d’avant 1929. En 1969, elle se voit refuser le premier rôle féminin de L’Arrangement au profit de Faye Dunaway, et ne pardonnera jamais cette mise à l’écart imposée par les Studios et cautionnée par son mari.
Dès l’année suivante, l’actrice, alors âgée de 38 ans, décide de réaliser elle-même son propre projet, s’inspirant directement d’un fait divers qui la touche personnellement. Une femme, du nom de Wanda, est condamnée par la justice pour avoir participé à un hold-up d’une banque, et remercie le juge pour sa sentence. Le film qui en découle devient alors un curieux mélange, résultat d’une fusion parfaite de trois personnages véritables aux rôles clairement distincts : Wanda, Barbara Loden actrice, Barbara Loden réalisatrice. Une fois porté à l’écran, l’ambiguïté du regard posé sur cette femme intrigante donne à cette œuvre une force mélancolique inédite. Portrait chaotique d’une femme à la dérive, quelque part entre Sue, perdue à Manhattan d’Amos Kollek et la traditionnelle Femme sous influence de Cassavettes (l’amour des siens en moins), Wanda se nourrit de la sensibilité déchirante de Barbara Loden, et de son propos, porté par une authentique compassion. Car Wanda n’est rien, ni personne, tout comme Barbara Loden se définissait elle-même quelques années auparavant. Dépassée par un monde qu’elle ne comprendra jamais, elle est « just no good », incapable de garder son métier de couturière et d’élever des enfants qu’elle abandonne avec indifférence. Elle n’en est pas pour autant une femme affranchie puisqu’elle est seulement capable d’exister par le biais d’un homme qui la frappe et l’insulte.
En cavale sans en mesurer le véritable enjeu, elle se laisse mener, guider par l’autre, cet autre qui lui accorde enfin un rôle mineur, un rôle de figurante, d’accompagnatrice dont on ne prononcera pourtant jamais le prénom. Wanda n’a aucunement l’intention d’être contestataire et de remettre en cause l’ordre tel que les autres l’établissent. Elle est inconsciente et son œuvre devient un lent et fastidieux apprentissage : celui d’entendre la résonance d’un monde qui lui était jusqu’ici étranger. D’ailleurs, dans la magnifique scène finale, Wanda, captée par une caméra compatissante, se retrouve figée à jamais, le visage exprimant une réflexion mélancolique qui l’isole soudainement de la foule. La jeune femme, nourrie de son expérience, prend conscience d’elle-même, enfin capable de laisser une trace, de signifier cette unité qui lui sera dorénavant indispensable pour survivre. Wanda est moins ignorante, un peu plus désenchantée qu’auparavant, mais sa nouvelle solitude se transforme miraculeusement en un espoir bouleversant. Les trois femmes se rejoignent en cet instant magique, et on ne sait plus ni qui l’on regarde, ni qui filme. Barbara Loden est partout : elle s’offre à nous avec une vulnérabilité si déstabilisante qu’il se dégage d’elle, une force incroyable.
Ce film atypique, sorti en 1971, n’a pas connu les faveurs d’une distribution massive aux États-Unis et en Europe, freinant la jeune réalisatrice dans le développement d’un second projet qui ne verra jamais le jour. Barbara Loden a été vaincue par le cancer dix ans plus tard et Wanda est resté un film méconnu de tous. Marguerite Duras, dans un entretien qu’elle a accordé à Elia Kazan pour les Cahiers du Cinéma en 1980, exprimait son souhait d’acquérir les droits du film afin de le faire connaître au public français. En 2005, ce fut Isabelle Huppert qui, en rachetant les droits, permit à cette œuvre unique de retrouver les faveurs du public.