Réalisé peu après les réussites de Faces et Husbands, Une femme sous influence est, dans l’œuvre de John Cassavetes, un repli. Repli sur le foyer, sur l’anxiété d’une classe, il raconte l’égarement dans la folie d’une mère de famille, Mabel (Gena Rowlands), protégée d’elle-même par son ouvrier de mari. A travers son portrait affleure celui, terrible, d’une classe sociale condamnée.
Le cinéma de Cassavetes tire sa force de son énergie vitaliste : son obsession pour les comédiens, l’entière soumission de la caméra aux aléas du jeu… Aucun impératif d’écriture ne vient interférer dans son dispositif centré sur ce qui vit. On connaît les traits de caractère de ce metteur en scène tyrannique, capable d’amener méthodiquement ses acteurs à un état de fatigue démentiel pour en puiser les performances les plus brutes. À ce titre, Une femme sous influence relève pour Cassavetes d’un degré d’implication plus personnel, en ce qu’il est principalement interprété par des membres de sa propre famille, alors même qu’il ouvre à vif la question du cocon familial et de l’enfermement. L’interprétation du film comme une autofiction est tentante, vu l’entremêlement de l’intrigue avec le tournage lui-même : Cassavetes et son épouse/actrice principale, hypothéquant leur maison pour financer le film, entretenant sur le tournage des rapports orageux… Ce n’est pourtant pas la clé d’Une femme sous influence, donc le portrait n’est pas celui de Gena Rowlands, ni même du couple qu’elle forme avec le cinéaste.
Une femme sous influence est peut-être le film le plus pessimiste de Cassavetes. Film-portrait, donc, il cristallise autour de son personnage principal la description d’une existence sociale insupportable. L’interprétation de Gena Rowlands est, bien sûr, au centre. Il est parfois difficile de qualifier sa névrose : tantôt un lâcher prise, une paranoïa, une anxiété chronique, mais aussi de touchants moments d’évasion (comme ce détachement aérien sur l’air du Lac des cygnes), elle est surtout due à un bouillonnement intérieur incontrôlable. Que ce soit dans l’enthousiasme ou la colère, Mabel est sans limites. Chaque brèche ouverte l’engage entièrement : elle se propulse, de tout son être, dans toutes les émotions qui la traversent, et perd à chaque fois le fil d’elle-même. Selon le degré de maîtrise auquel elle arrive à se tenir, Gena Rowlands est parfois éblouissante, mais s’abandonne aussi souvent à une exhibition de mimiques désordonnées.
L’approche de l’intrigue surpasse cependant ces singeries (certes passionnées et pleines de talent) pour décrire une middle-class perdue dans une quête obsessionnelle de la normalité. Peut-être parce que la normalité, c’est l’invisibilité, la garantie d’une forme de sécurité idéologique, grâce à des repères, des balises. Elle est profondément chimérique, et surtout bien plus contenue dans le personnage de Nick (Peter Falk). Cassavetes le place dans la position la plus inconfortable : celle du pont. L’épatant Peter Falk doit constamment composer avec des sentiments contraires : la colère (pourquoi tout cela m’arrive-t-il à moi ?), la pitié (le devoir conjugal de se serrer les coudes, invoqué par Mabel elle-même), l’amour (lui en reste-t-il encore ?). Coincé entre les feux de ces émotions, c’est lui qui plonge dans l’impasse du déni : un acharnement vain à simuler, hystériquement, une vie normale. Être normal, c’est quoi ? C’est amener les enfants à la plage, pour « jouer ». Nick les prend sous le bras comme des sacs de commissions, les trimballe le long des étendues de sable. C’est avoir une conversation : « bonjour », « comment vas-tu », « quel temps fait-il ? » Nick hurle ces formules à la figure d’invités décontenancés. La normalité, si on la recherche obsessionnellement, est l’impasse absolue.
C’est cette représentation abattue de l’américain moyen qui transforme, peut-être fortuitement, le portrait de lutte d’Une femme sous influence en état des lieux d’une classe désossée, réduite à ses artifices sociaux et dépourvue de sa substance humaine. Dans cette spirale, il n’y a plus que l’aliénation, qu’elle soit explosive comme celle de Mabel, ou intérieure, virale, comme celle de Nick.