En 1972, sept ans après les émeutes de Watts, le label de southern soul Stax organisait Wattstax, un grand rassemblement de ses artistes phares au Los Angeles Coliseum. Un documentaire fut tourné à l’époque, qui ressort aujourd’hui, agrémenté de scènes restées jusqu’à présent inédites. Il permet de mesurer l’importance de cet événement, qui représentait pour la communauté noire américaine l’équivalent de ce que fut Woodstock pour les hippies, une gigantesque célébration musicale et politique, et à laquelle 100 000 spectateurs assistèrent.
« Stax Records, best goddamn label ever. » C’est le personnage de Warren, le barman interprété par Quentin Tarantino dans Death Proof, qui prononce cette affirmation définitive, avant de demander à Jungle Julia : « Julia, you play this ? », ce à quoi la belle DJ lui répond : « You know I did, Warren. I know how to take care of my man. » En à peine quelques mots, ce court extrait de dialogue tiré du scénario de Death Proof permet de se faire une petite idée de la place de choix qu’a pu prendre le label Stax au sein de la culture américaine. Fondé en 1957 par Jim Stewart et Estelle Axton (dont l’association des deux premières lettres du patronyme forme le nom du label), Stax est à Memphis ce que Motown, autre grand label de soul, est à Detroit, et compta dans ses rangs des artistes tels que les Staple Singers, Isaac Hayes, Rufus et Carla Thomas, Sam and Dave, Eddie Floyd et Otis Redding, dont la mort prématurée en 1967 sonna le début du déclin de la firme, qui finit par déposer le bilan en 1975.
Le 20 août 1972, un grand rassemblement fut initié par Stax au Los Angeles Coliseum, pour commémorer le septième anniversaire des violentes émeutes qu’avait connu le quartier de Watts en 1965. Dès lors, il va être question de musique, certes (les stars du label sont toutes là, avec à leur tête Isaac Hayes, le plus charismatique de tous), mais pas uniquement. Devant le public du stade plein à craquer (pour ne défavoriser personne, le prix des places avait été symboliquement fixé à un dollar), après que le Star-Spangled Banner a été chanté par Kim Weston, Jesse Jackson va prononcer un de ses discours les plus poétiques, au cours duquel il invite toute l’audience à répéter avec lui, le poing levé, « I am somebody ».
Si Wattstax fut surnommé par certains « le Woodstock noir », le documentaire qui est consacré à cet événement est lui assez différent du film Woodstock. D’une durée moindre, il ne contient pas autant de musique que son prédécesseur. C’est d’ailleurs un des défauts majeurs du film de Mel Stuart, en ce qu’il ne donne finalement que peu de morceaux live à écouter, et souvent dans des versions abrégées. Si on peut se faire une idée assez précise de ce qui se passa sur scène ce jour-là (s’y succèdent entre autres Albert King, Johnnie Taylor, Rufus Thomas, les Staple Singers…), tous ces extraits live sont entrecoupés d’interviews, de Richard Pryor ou Ted Lange, parmi d’autres, sur les thèmes de l’identité afro-américaine ou de la condition des Noirs aux États-Unis, qui ont pour effet de briser le rythme initié par les morceaux de musique, qui en disaient déjà suffisamment long sur l’expérience noire-américaine, à leur manière : funk, R & B, gospel, blues, soul, c’est un large pan de la culture noire qui était en effet représenté ce jour là, et cette musique en dit beaucoup plus que les mots.
Il suffit en effet de voit Isaac Hayes arriver sur scène dans sa tenue dorée désormais célèbre et entonner la chanson-titre du film Shaft, sorti l’année précédente, pour constater que cette nouvelle génération du peuple noir américain n’a plus l’intention de se laisser marcher sur les pieds, et a retrouvé toute sa fierté, ayant décidé de mettre une bonne fois pour toute au placard l’énorme complexe d’infériorité dont elle a pu souffrir par le passé. Au cinéma, cela se traduit par la vague de films de blaxploitation, initiée par Melvin Van Peebles, qui fait également une apparition lors de cette grande messe populaire qu’est Wattstax : fini le temps où les acteurs noirs étaient relégués à des rôles ultra-secondaires et déshonorants, les voilà dorénavant en tête d’affiche de productions funky mettant en scène des personnages noirs qui ont enfin des statuts de héros à part entière, à l’image du flic John Shaft.
Mais Wattstax n’est pas exactement une reprise, en ce sens que la version qui arrive sur nos écrans aujourd’hui (qui sera notamment visible durant le mois de novembre au musée du quai Branly à Paris, puis en province, un peu à la manière d’un concert itinérant) est plus longue que celle sortie initialement en 1973, qui pour un problème de droits ne comportait pas les morceaux Theme from Shaft et Soulsville interprétés par Isaac Hayes. Trente-cinq ans plus tard, ces morceaux mythiques, qui n’ont pas pris une ride, à l’instar des disques du label Stax, paradoxalement intemporels et à la fois profondément ancrés dans leur époque, ont enfin été remontés à l’ensemble, rendant au film de Mel Stuart le somptueux finale qu’il méritait et dont il a longtemps été injustement privé.