Sorti sous une forme de « deux en un » aux États-Unis, le dernier film de Quentin Tarantino se voit amputé du film avec lequel il était couplé (Planet Terror de Robert Rodriguez, co-créateur du concept) et rallongé d’une demi-heure pour sa sortie internationale. Peut-être est-ce dû à l’échec commercial de ce film binôme outre-Atlantique (le premier de la carrière du réalisateur de Pulp Fiction) à cause de son concept un peu trop radical ? En tout cas, en allant jusqu’au bout de sa démarche, Tarantino réalise ce qui est peut-être son film le plus sincère et le moins snob.
Aujourd’hui, le cinéma hollywoodien est de plus en plus un défi illustratif. Raconter des histoires similaires, répondre à des poncifs établis, filmer avec le même souci anthropocentrique : seul l’aspect, ce à quoi ressemblera le héros, le vilain et/ou le décor, fera la différence. Depuis quelque temps, ce souci esthétisant s’est vu gratifié d’une mode rétro, où une imagerie « à l’ancienne » se déploie comme l’atout majeur. Capitaine Sky et le monde de demain (Kevin Conran, 2004), The Good German (Steven Soderbergh, 2007) ou même Le Dahlia noir (Brian De Palma, 2006), sont autant d’exemples de films faits « à la façon de ». Assurément, le dernier projet commun de Quentin Tarantino et Robert Rodriguez, Grindhouse, s’inscrit dans cette veine. Il s’agit cette fois de reproduire le visuel et l’esprit des séries Z des années 70, de la simplicité des histoires à la multitude de défauts techniques inhérents à ce genre de productions pauvres (mais en y mettant beaucoup de moyens). Déjà, avec son précédent film, Kill Bill (2003), Tarantino avait tenté de réunir un brassage de toutes les formes de la série B des années 1970 (kung-fu hongkongais, chambara japonais, western italien, etc…). Jusqu’à maintenant, cette mode nostalgique a produit des films dont la réalisation obéissait au cahier des charges d’une esthétique prédéfinie (cadrage, lumière, jeu des comédiens) mais du coup assez impersonnelle, où le cynisme du cinéma actuel tourne en dérision ce qui est perçu comme la naïveté des vieux films. Derrière l’hommage, on décrypte aussi une pointe de mépris.
Chez Tarantino, il n’y a pas ce problème. Dans Boulevard de la mort, l’utilisation minutieuse des codes de la série Z, des faux raccords aux coupures abruptes de la musique, du ménagement des (rares) effets à la structure simpliste du scénario, démontre une connaissance absolue de ce cinéma. Et pour l’avoir étudié aussi assidûment, il faut l’aimer passionnément. Tarantino est un cinéaste cinéphage. Il a un rapport fétichiste à l’image (alors que le cinéaste cinéphile, comme De Palma, aurait plutôt un rapport obsessionnel à elle). Là où il excelle, c’est dans le recopiage scrupuleux de cette image. Là où il existe, en tant que cinéaste, c’est dans le respect infini qu’il lui témoigne. C’est à la fois la qualité de son cinéma, mais aussi sa limite (le cinéphage est un jouisseur stérile). Dans Kill Bill, la volonté de calquer une image s’accouplait mal avec la volonté de la mélanger à une autre. Le cinéphage duplique une image mais ne sait pas lui donner un autre sens que celui qu’elle avait initialement (alors que le cinéphile ne cesse de lui trouver un sens nouveau, c’est pour ça qu’il est généralement plus intéressant). D’où ce sentiment de « compilation » devant Kill Bill, l’impression que les scènes se succédaient sans qu’aucun des effets empruntés (du maniérisme de Suzuki à la violence de Chang Cheh) n’influait vraiment l’un sur l’autre.
Un psychopathe, macho, beauf et impuissant, avec une cicatrice en guise de castration (c’est Kurt Russell, extraordinaire), s’amuse à tuer des jeunes filles grâce à sa voiture « à l’épreuve de la mort » (death proof en anglais). Seulement, un jour, il va tomber sur des filles plus tenaces, bien décidées à ne pas se laisser faire. Voilà pour l’histoire. Comme il se doit dans les films d’exploitation, elle n’est qu’un prétexte. Prétexte à filmer des courses-poursuites et des cascades en voitures, prétexte à filmer du sang, prétexte à filmer des filles (Tarantino filme les pieds de ses actrices comme Russ Meyer – grande référence du cinéma Z – filmait la poitrine de ses égéries : avec une fascination hypnotique) et surtout prétexte à filmer des dialogues. Mais on ne trouve de prétexte que là où l’on cherche à se procurer du plaisir. Tarantino met le doigt sur l’essence même du cinéma d’exploitation : une jouissance instantanée, assumée et masturbatoire. C’est peut-être pour ça que le film fut moyennement accueilli à Cannes, parce qu’il met le spectateur (dont la critique) à nu face à son plaisir, sans la fioriture du scénario et le chichi de la mise en scène comme « couvertures » ou alibis.
Boulevard de la mort semble être le fantasme assouvi du cinéma de Tarantino : le désir de reproduction pur et simple. Occupé à imiter les stigmates des films d’exploitation (allant jusqu’à simuler une perte de bobine dans la version courte), le cinéaste laisse de côté les sophistications qui plombaient ses précédents films (bien qu’il y cède parfois, notamment lors d’une scène de repas dans un restaurant, filmée en plan-séquence de dix minutes, virtuose, mais pénible). Son cinéma nous apparaît plus limpidement lors de scènes simples comme celle, très touchante, où une des jeunes femmes échange des SMS sur son téléphone mobile avec son petit ami. Mis en scène avec la mièvrerie caractéristique du cinéma fauché des années 1970, c’est-à-dire maladroitement mais aussi avec conviction, ce passage est un anachronisme. Et cet anachronisme évoque la nostalgie de Tarantino, celle d’un cinéma qui, malgré tous les efforts mis en œuvre, ne sera plus tout à fait comme avant. Ce n’est que quand il prend véritablement conscience de ça que Tarantino devient un cinéaste stimulant.
Merci à Vincent Avenel