Le premier plan de White Dog est tout noir : c’est le tunnel obscur où roule la jeune Julie Sawyer (Kristy McNichol), qui heurte un chien errant en vadrouille, un gros chien tout blanc qu’elle va conduire illico à la clinique vétérinaire la plus proche. Ce chien-là est l’argument du film et son héros : mi-tendre mi-féroce, il est tantôt la figure banale de l’affection fidèle qu’on attribue au « meilleur ami de l’homme », tantôt le monstre assoiffé du sang des victimes noires que croise cette bête « dressée pour [les] tuer » (titre français du film). À l’image de ce personnage coupé en deux, entre l’animal affectueux et la machine à tuer irresponsable, White Dog est un (faux) film de genre (le film d’horreur) et un (vrai) drame, plus philosophique que divertissant. Samuel Fuller se soucie comme d’une guigne de faire une variation de plus sur l’histoire du Docteur Jekyll et de Mr Hyde, ou un film horrifique à ajouter au catalogue de l’« entertainment » hollywoodien : l’un et l’autre sont évacués sans ambages, au détour d’un dialogue anodin pour le premier (Julie Sawyer parle de son chien tueur comme d’un « Hyde » qu’il faut guérir, envers et contre tout), et, pour le second, à l’issue d’une scène spectaculaire où la vitrine d’une boutique de vêtements appelée « Oscar’s » est fracassée après le premier assaut de la bête. Non, White Dog n’est certes pas candidat aux Oscars : placé sous le signe de la division entre le noir et le blanc de la civilisation américaine, celle qui a dressé des chiens pour tuer les Afro-Américains bien avant l’existence de ces camps de la mort dont Samuel Fuller filmera lui-même la découverte à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le film est avant tout un reproche hargneux lancé au visage de ses compatriotes dans les années 80. Les Américains ne s’y tromperont pas, qui interdiront la diffusion de White Dog pendant près de trente ans (au prétexte de racisme, on croit rêver…).
À coups de marteau
Film maudit, adapté d’un récit en partie autobiographique de Romain Gary (à qui S. Fuller dédie son film), White Dog est un objet filmique étrange, brutal et farouchement intelligent, qui flirte avec le film violent de l’époque, s’en éloigne, y revient pour en refuser finalement les conventions menteuses avec un art consommé de l’ambivalence et de la distance – mais une distance plus grave qu’ironique. L’auteur de Shock Corridor et du fameux Big Red One, sorti sur les écrans deux ans plus tôt, ne fait pas plus dans l’horreur que dans le réalisme redresseur de torts : son art de la mise en scène est beaucoup plus habile sous ses dehors de philosophie à coups de marteau. Avant d’être un film « sur » le racisme endémique des Américains envers les Noirs, avant de développer, au-delà de cette « question noire » américaine, une vision dialectique passionnante sur l’irrépressible soif de violence de nos sociétés, avant ou au-delà de toutes ces intentions tout à fait louables dans le fond, il convient de rappeler que White Dog est passionnant et singulier dans sa forme. L’usage très récent du Steadicam, qui permet à Fuller de varier les tempos et les cadres de son film, passant de la fluidité badine d’une promenade avec le chien à l’inquiétante intrusion du monstre dans l’intimité d’une midinette ; une écriture d’une créativité téméraire par rapport aux codes du film de genre comme du film « à thèse » ; enfin, une forme d’expressionnisme qui s’est déjà illustrée dans quelques films assez solitaires de Fuller (Shock Corridor, The Naked Kiss), où l’entêtante musique d’Ennio Morricone souligne une émotion entre effroi, terreur et une certaine mélancolie devant un monde qui devrait, décidément, être meilleur. Tout cela fait le sel d’une mise en scène culottée et généreuse, où ni l’usage d’une symbolique parfois un peu épaisse, ni les grosses ficelles (comment imaginer une évasion canine aussi réussie ?) ne perturbent vraiment Samuel Fuller dans sa démonstration.
L’exorciste
On rêve, face à White Dog, à l’adaptation que ce cinéaste atypique aurait pu faire du second roman d’Hubert Selby Jr, The Room, dans lequel un détenu obsédé par l’injustice de sa condamnation manipule fantasmatiquement des chiens qui deviennent les vecteurs de son sadisme. Fuller et Selby ont ceci de commun d’avoir érigé leur imaginaire à un tout autre niveau que celui de la simple « dénonciation » – du racisme, de la guerre, de la drogue… Le cinéma de Samuel Fuller pas plus que les récits de Selby ne sont des leçons de choses : ce qui intéresse ces deux contempteurs de la « civilisation » (évidemment américaine), c’est la loi. Il est même fort probable, tandis que cet autre « exorciste » noir, Heys, tente d’extirper de la bête les démons racistes qui lui ont été inculqués, que Fuller nous parle d’autre chose que du rebattu « racisme américain » : entrecoupant une scène d’agression avec des images de guerre, zoomant sur le regard horrifié de la jeune femme qui découvre le moyen utilisé par les autorités pour supprimer les chiens dont plus personne ne veut, Fuller ravive les images de son propre passé, personnel et artistique (la guerre, la découverte des camps de la mort) et rappelle par là même que la loi du meurtre social érigé en système est la même dans l’Allemagne nazie des camps et dans l’Amérique raciste bien avant l’avènement d’Hitler. Pour la jeune maîtresse du chien comme pour son rééducateur (Paul Winfield, impressionnant), tous deux hors-la-loi puisqu’ils refusent que la bête soit supprimée, il faut éradiquer cette violence, toute cette violence, en guérissant ce chien blanc dressé pour tuer les Noirs. Enfant terrible du cinéma américain, Samuel Fuller porte un jugement sévère sur la civilisation qui enfante des monstres, mais ce ne sont pas toujours ceux qu’on croit. À revoir les derniers Tarantino, on se dit que Samuel Fuller n’a pas prêché dans le désert…