Il fallait une bonne dose d’audace pour oser ressortir Yentl aujourd’hui. Non pas que le film soit dénué d’intérêt, loin de là. Mais pour l’apprécier à sa juste valeur, il suppose de passer outre un bon nombre de préjugés, à commencer par la personne même de Barbra Streisand, trop chanteuse et trop populaire pour que les cinéphiles puissent s’intéresser à ce qui reste, à ce jour, sa seule vraie réussite en tant que réalisatrice. À croire que ce film musical était prédestiné à devoir jouer des coudes pour trouver sa place.
Déjà à l’époque, Barbra Streisand mit plus d’une dizaine d’années à monter cette adaptation d’une nouvelle de Isaac Bashevis Singer qui questionne la place des femmes dans une communauté yiddish au début du XXe siècle encore peu ouverte à l’égalité des sexes. Devant la froideur d’Hollywood face à son projet, elle décide de prendre les choses en main et s’octroie de multiples casquettes : coproductrice, coscénariste, réalisatrice, chanteuse. Certains pourront y voir un trait de mégalomanie mais c’est surtout révélateur de la frilosité des producteurs à accorder du crédit à une femme réalisatrice, débat qui semble toujours d’actualité à en croire les dernières polémiques au Festival de Cannes. Pour ce qui est des chansons, elle a la bonne idée de faire appel au célèbre duo de paroliers Alan et Marilyn Bergman mais surtout à Michel Legrand qui lui avait déjà arrangé un album. Il lui signe pour Yentl plusieurs classiques oscarisés à l’efficacité redoutable qui, à l’instar de « Papa Can You Hear Me » participèrent allègrement à la postérité du film.
Yentl n’est certes pas dénué de défauts. Streisand, qui a fait ses gammes avec William Wyler ou Gene Kelly, n’a clairement pas leur virtuosité et se réfugie souvent dans un classicisme qui rend sa mise en scène plus illustrative qu’audacieuse, notamment dans le traitement des numéros musicaux. On imagine ce qu’un Demy, tout juste remis de son exil transgenre au Japon avec Lady Oscar, aurait pu apporter de poésie et de créativité. Non, l’intérêt de Yentl est à chercher ailleurs. Certainement dans ce jusqu’au-boutisme qui permit à Streisand de mener à bien son projet. Mais aussi, dans cette faculté à renouveler, derrière le trip égotiste, le genre même du musical. Ici, point de grandes chorégraphies ou de dialogues amoureux : la seule voix que l’on entend est celle de Barbra et les chansons sont utilisées majoritairement comme des monologues intérieurs, en contrepoint à l’intrigue.
« Nothing is impossible »
Le film s’évertue aussi à distiller un certain goût de l’impossible, leitmotiv qui ne cesse d’ailleurs d’être asséné par l’héroïne. Il faut une bonne dose d’imagination pour oser croire à la destinée de ce personnage, joué par une actrice qui a deux fois son âge et qui arrive à se faire passer du jour en lendemain pour un homme afin d’assouvir sa soif de savoir et d’étudier la Torah. Même le motif du travestissement, allègrement usité par le théâtre classique ou, de manière plus contemporaine à Streisand, par Blake Edwards dans Victor/Victoria, ne nous emmène pas forcément vers des sentiers attendus. Certes, nous n’échappons pas aux ressorts scénaristiques liés à la confusion des genres (la scène où Yentl doit dormir avec son alter ego ou encore quand elle le dévore des yeux après un bain dans la rivière) mais le film complexifie la donne en poussant à l’extrême l’engrenage dans lequel s’est enfermée cette femme-garçon. De là naît un triangle amoureux particulièrement ambigu où, entre transfert à la Cyrano de Bergerac et mise à mal des genres autant que des préférences sexuelles, la simplicité (pour ne pas dire chasteté) avec laquelle les événements se déroulent passerait presque pour de l’impertinence.
Féministe, résolument queer, questionnant la toute-puissance des textes religieux, Yentl cache beaucoup de secrets sous son apparence inoffensive et ce, jusqu’aux dernières minutes. Même le happy end tant attendu nous est refusé. « I want more » se justifie l’héroïne en réponse à Avigdor qui, n’ayant visiblement pas compris la leçon, lui propose le quotidien rangé d’une femme au foyer. Dans une dernière envolée lyrique, elle fait le choix de l’émancipation et quitte la Pologne sur un bateau d’immigrés en partance pour les États-Unis. La valorisation du savoir pour que chacun puisse se construire en dehors des normes reste un message on ne peut plus salvateur et d’actualité.