Tourné en 1982, Victor/Victoria est le film qui permit à Blake Edwards de revenir sur le devant de la scène après une série d’échecs commerciaux. À la fois comédie burlesque, film musical et ébauche d’intrigue policière, cette œuvre séduit toujours par son ambivalence entre un certain classicisme et une extrême modernité. Car à l’image de son titre tout en dualité, Victor/Victoria véhicule le principe d’incertitude pour mieux briser les stéréotypes et interroger notre propre perception des genres.
Bien qu’on le penserait inventé et cousu sur mesure pour sa femme Julie Andrews, Victor/Victoria est pourtant inspiré d’un film allemand de 1933, Viktor und Viktoria réalisé par Reinhold Schünzel. Blake Edwards prend néanmoins des libertés par rapport à l’histoire originale et en fait une sorte de relecture « transgenre » du Pygmalion de George Bernard Shaw (que Broadway rebaptisa My Fair Lady). Dans les années 1930, Toddy, un homosexuel quinquagénaire, ancien roi du « Gay Paris », prend sous son aile Victoria Grant, une chanteuse d’opéra qui connaît les dures lois de la vie de bohème. Il se fait le défi de la faire passer en quelques semaines pour un héritier polonais qui excelle dans les numéros de travestis. Une femme qui se transforme en homme qui se transforme en femme… Il en faut plus pour arrêter Victoria qui renaît soudain sous les traits de Victor Grezhinski, nouvelle coqueluche des nuits parisiennes. Mais tout irait pour le mieux, si Victor n’avait pas tapé dans l’œil de King Marchand, macho mafieux, toujours flanqué de sa blonde Norma et de son garde du corps, et qui se voit troublé par cette attirance « contre-nature ».
Ce n’est pas la première fois que Blake Edwards s’essaie au genre musical. En 1969, il mettait déjà en scène Julie Andrews dans Darling Lili, dont le faste, digne des plus grosses productions d’Hollywood, lui fut fatal. Le film, pourtant salué par la critique, fut un échec public cuisant qui mit en péril l’équilibre économique de la Paramount. Avec Victor/Victoria Blake Edwards tient donc sa revanche, revanche d’autant plus ironique qu’esthétiquement, le film tient plus d’une joyeuse rencontre entre Lubitsch et Minnelli que de la vague du Nouvel Hollywood. Là où des cinéastes, comme Milos Forman avec Hair, cherchent ainsi à casser le genre, à le dépoussiérer et à l’aérer, Blake Edwards, lui, revendique donc un certain retour au classicisme. Son film, il choisit de le tourner entièrement dans des studios anglais. Il donne ainsi à son Paris de carton-pâte un charme suranné où l’on croirait respirer le parfum d’Irma la Douce. Il n’a pas peur non plus d’accentuer la théâtralité du décor en privilégiant les plans larges. Dans l’horizontalité du cinémascope, l’espace s’impose comme une scène de théâtre où la caméra prend souvent la place de ce que l’on appelle le « quatrième mur » (la position qu’occupe le spectateur lorsqu’il regarde une pièce). Les numéros musicaux s’intègrent également dans les règles de l’art. Alors que Bob Fosse dans Cabaret utilisait les chansons en contrepoint de l’action, telles un chœur antique, Blake Edwards les intègre de manière crédible lorsque les personnages sont en performance dans une salle de spectacle. Pas d’envolées lyriques superflues donc qui viennent interrompre l’action. Notons cependant, qu’alors que bon nombre de films musicaux sont encore des adaptations de succès de Broadway, la partition de Victor/Victoria a été créée pour l’écran Elle est bien entendue signée Henry Mancini, le complice de toujours à qui l’on doit le thème titre de La Panthère Rose ou encore le célèbre « Moon River » qu’Audrey Hepburn fredonne à la guitare dans Diamants sur canapé. À l’instar de la chanson « The Jazz Hot », Julie Andrews trouve ainsi matière pour exceller dans des numéros de cabaret dignes des plus grandes divas. Elle déniaise au passage l’image un peu lisse laissée par Mary Poppins et The Sound of Music. Pourtant le choix de ce classicisme apparent n’est pas à prendre comme un hommage nostalgique à l’âge d’or d’Hollywood. Il est la formule magique qui permet à Blake Edwards de mieux démanteler les carcans, qu’ils soient idéologiques ou qu’ils aient attrait à la vision du monde.
Car comme souvent chez Blake Edwards, le monde normé soigneusement mis en place se révèle un univers flottant où les stéréotypes doivent être mis en branle. Au vu de sa filmographie, Blake Edwards pourrait sans problème être qualifié de « cinéaste du chaos ». On pense spontanément à The Party, où Peter Sellers, grimé en Indien, sème la zizanie dans une soirée mondaine ; ou encore à cette sauterie organisée par Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé qui dégénère complètement. Victor/Victoria n’échappe pas à la règle. Pour que le show commence, il faut que l’ordre ait d’abord volé en éclats. Prenons les séquences d’introduction, exemplaires dans leur écriture qui, par un jeu d’alternance, nous mènent à la rencontre entre Toddy et Victoria. Dans les premières scènes, Toddy est viré du cabaret « Chez Lui » suite à une bagarre avec son amant. Puis, il recroise Victoria, attablée à un restaurant, enchaînant plats sur plats. Pour ne pas payer, la jeune femme sort de son sac à main un cafard qu’elle glisse dans sa salade avant de faire un scandale au serveur. Cette scène, sûrement la plus réussie du film et véritable modèle de comédie, finit dans une hystérie collective qui scellera l’amitié entre les deux complices et amorcera l’idée du comte travesti. On le voit, le chaos est bien aux origines du monde !
De la même manière, le titre du film repose sur un effet de bascule qui appelle forcément une remise en question perpétuelle. À commencer par le genre cinématographique auquel il appartient, finalement incertain. Le film oscille, en effet, entre le burlesque dont seul Edwards a le secret et la pure comédie musicale avant d’être rattrapé par une sous-intrigue policière. De même, à côté de la figure de Victor/Victoria, moitié homme moitié femme, le film ne cesse de multiplier les jeux de double. Les personnages marchent toujours par paires : Toddy et Victoria, King Marchand et son garde du corps, King Marchand et sa bimbo, la bimbo par opposition à Victoria… Et à mesure que les personnages sortent de leurs carcans et évoluent, on assiste à de curieux effets de glissements où les paires se reconfigurent : Victoria se rapproche de King Marchand tandis, qu’en parallèle, le garde du corps sort du placard pour filer dans le lit de Toddy. Les scènes également fonctionnent par effets d’échos. C’est bien entendu un procédé récurrent du cinéma burlesque qui permet de générer un comique de répétition. Mais Blake Edwards l’utilise également pour montrer que, dans son imaginaire, tout est sujet à transformation. Car la répétition se fait rarement à l’identique. Le meilleur exemple est sans doute le numéro espagnol « The Shady Dame from Seville » qui est, une première fois, interprété par Victoria avant d’être repris par Toddy.
Dans Victor/Victoria, Blake Edwards semble nous mettre en garde : il est nécessaire d’avoir un regard aiguisé pour bien déceler les faux-semblants. Et c’est d’autant plus vrai que l’histoire se passe dans le monde du spectacle. Pour accentuer cette idée – avec, en filigrane, une volonté d’interroger son art – Blake Edwards n’hésite pas à créer des effets de mise en abyme où les personnages se retrouvent eux-mêmes en position de spectateurs. C’est notamment le cas dans les séquences de cabaret où le montage, par un jeu de champ/contrechamp, oscille entre des plans sur la scène et des plans sur les réactions des protagonistes de l’histoire. Ce point est particulièrement sensible lors de la première « rencontre » entre Victoria et King Marchand. Ce dernier est tout d’abord troublé par le charme de celle qu’il pense être une femme. Puis vient le moment où Victoria enlève sa perruque. Marchand se décompose tandis que sa bimbo jubile et applaudit à tout rompre. À d’autres reprises, lorsque le réalisateur réutilise le découpage en champ/contrechamp, il le fait pour marquer une rupture entre l’intérieur et l’extérieur, comme pour nous sortir d’une scène et nous obliger à l’appréhender sous un autre angle. Le final de la scène du restaurant, par exemple, nous amène tout d’un coup hors de l’établissement. La débâcle prend soudain un côté absurde, comme s’il s’agissait d’une pantomime en ombres chinoises.
Fort de ce goût pour l’ambivalence, on comprend mieux pourquoi Blake Edwards porte une affection particulière pour le motif du travestissement et le renversement des genres. Dans les Panthère Rose, déjà, l’inspecteur Clouzot n’hésitait pas à se déguiser et à porter la robe. Plus tard, avec Dans la peau d’une blonde, Blake Edwards poussera le bouchon encore plus loin en faisant se réincarner un macho sous les traits d’une bimbo. Avec Victor/Victoria, le réalisateur s’inscrit plus traditionnellement dans une longue lignée littéraire et cinématographique, celles des héros travestis de Shakespeare, de Marivaux ou encore de Billy Wilder. Mais contrairement à ses aînés qui utilisaient le travestissement pour générer avant tout du comique et des quiproquos, Blake Edwards va beaucoup plus loin et y trouve l’outil idéal pour remettre en cause les clichés autour de la virilité. Des clichés, justement, il s’en amuse à outrance. La notion même de travestissement se voit d’emblée détournée car complexifiée à l’extrême. Si Victoria traverse les identités sexuelles, elle le fait non pas sur deux mais sur trois niveaux. La supercherie n’en est que plus cocasse. De la même manière, le réalisateur laisse entendre que les notions de masculinité et de féminité tiennent plus à des codes qu’à un quelconque mimétisme. Un smoking, un cigare, une coupe de cheveux suffisent à signifier l’appartenance à un sexe. C’est tout le sens à donner au petit effet que produit Victoria à la fin de ses numéros, lorsqu’elle retire sa longue chevelure et révèle sa coupe de garçonne.
Le travesti est également utilisé comme élément perturbateur pour mettre à mal les certitudes machistes de King Marchand. Programmé pour jouer les gros bras avec sa blonde écervelée, clone raté (mais néanmoins comique) de Marilyn (elle s’appelle d’ailleurs Norma), il se retrouve soudain attaqué dans sa virilité lorsque se profile la possibilité d’une relation homosexuelle avec Victor. La blonde éjectée à Chicago, il se laisse aller à assumer des penchants qu’il jugeait jusque-là contre-nature. Le talent de Blake Edwards est de ne pas s’attarder sur les quiproquos à la Certains l’aiment chaud et de révéler rapidement à Marchand la véritable identité de Victor. Il préfère s’amuser de la manière dont le macho reçoit le coming-out de son garde du corps ou encore de la façon dont il assume à l’extérieur sa « fausse » relation homosexuelle en s’affichant publiquement avec Victor. Nous assistons alors à des scènes improbables où Marchand se retrouve dans un dancing pour gays avant d’emmener Victoria à un match de boxe sanglant.
En revoyant Victor/Victoria aujourd’hui, on a du mal à croire que le film a été tourné au début des années 1980 tant le film traite avec simplicité, légèreté et modernité ces questions liées au genre et plus généralement de l’homosexualité. Se déroulant dans l’univers du cabaret et des travestis, il aurait pourtant été facile de s’asseoir sur un humour caricatural et de jouer uniquement sur les clichés comme l’a fait, en France, Jean Poiret avec La Cage aux folles. Il est salutaire que Blake Edwards n’ait jamais suivi cette voie-là, qui plus est dans un film pourtant produit par un grand studio. Avec Toddy, subtilement interprété par Robert Preston, il nous offre même l’un des premiers personnages ouvertement gay à donner une vision positive de l’homosexualité. Outre la chanson d’ouverture Le Gay Paris, ode aux richesses interlopes de la capitale, Teddy désamorce ainsi continuellement tous les préjugés qui sévissent envers l’homosexualité. On pense à cette scène où Victoria lui demande « Depuis combien de temps êtes-vous homosexuel ?» et qu’il lui répond du tac au tac « Depuis combien de temps êtes-vous soprano ?». Ou encore cet échange très drôle avec Norma, où ils en viennent tous les deux à revendiquer leur goût pour les garçons ! En somme, l’un des rares clichés que Blake Edwards s’autorise, c’est finalement le plus savoureux (et le plus proche de son art) : celui qui voudraient que les homosexuels aient une parfaite maîtrise du bon mot et de la tournure d’esprit salvatrice. Par contre, et c’est là toute l’ironie du réalisateur, il s’amuse de l’amalgame courant entre homosexualité et travestissement . Ici, ce sont les femmes qui jouent les transformistes. Quand l’homme s’y met (en l’occurrence Toddy dans la scène finale), il se voit engoncé dans une robe étriquée et sa grosse voix a bien du mal à grimper dans les aigus. La scène pourrait virer au grotesque. Et pourtant, elle nous ferait presque verser des larmes d’émotion. En effet, on en retient avant tout le regard plein de bienveillance de Blake Edwards envers son personnage ainsi que ces œillades amusées et complices de Victoria pour son mentor. Et l’on se dit que dans ce film qui revendique les miroirs aux alouettes, il y a au moins une réplique de Toddy qui recèle un soupçon de vérité : « Je ne crois pas à la honte, je crois au bonheur. »