Dans ce volet inaugural d’une trilogie sur un homme à divers âges de la vie, on reçoit quelques nouvelles, en l’occurrence très bonnes, du cinéma turc. Un citadin lettré est amené à retourner dans son village natal pour y enterrer sa mère. En évitant l’écueil qui aurait consisté à insister lourdement sur l’altérité, Semih Kaplanoğlu compose le portrait cocasse et subtil d’un être qui prend le parti de l’abandon. Une œuvre superbe servie par une réalisation souveraine dans la maîtrise du plan et de la durée.
Le fond et la forme de ce film venu de Turquie obligent à faire un petit détour inaugural en direction de celui qui s’est imposé comme un cinéaste contemporain majeur, il s’agit évidemment de Nuri Bilge Ceylan. Dans Uzak, un lointain (c’est aussi la signification du titre) cousin de la non moins lointaine, géographiquement et mentalement, Anatolie était accueilli plus que fraîchement à Istanbul par un citadin égotiste. Ici, le bouquiniste stambouliote, en retournant dans son village natal pour les obsèques de sa mère, accomplit la trajectoire inverse de ce cousin d’Uzak. Yumurta s’affiche donc également sur le terrain de l’altérité et de la mélancolie, mais en y joignant des brèches de temporalité et Yusuf (Nejat Isler), en se situant davantage sur le terrain de la bonhomie, affiche une désorientation d’où le mépris est absent.
On peut aussi mettre en relation les deux cinéastes, par ailleurs amis, dans cette manière de procéder en usant de la durée, avec un sens du cadre, de la profondeur de champ et du montage interne tout à fait remarquables. Le comparatisme doit cependant s’arrêter là, car Semih Kaplanoğlu est tout sauf un avatar de Nuri Bilge Ceylan, il trace un chemin qui lui est tout à fait personnel. En témoigne le pré générique, au cours duquel on comprend plus tard que l’on assiste au cheminement de la mère vers la mort. Le plan-séquence dans un paysage embrumé débute fixement, le personnage se dirige vers la caméra. Gros plan, elle s’arrête en frôlant le regard caméra, puis prend sur sa gauche et disparaît du champ. Dans la continuité, un panoramique patient vers la droite permet de se fixer à nouveau sur elle, sur un autre chemin, s’éloignant à nouveau. La structure de ce plan sera répétée avec le personnage pour le principal protagoniste, qui lui ne se dirige pas vers la mort, mais vers sa mère, au cimetière.
Dans sa boutique, Yusuf, légèrement désœuvré, écoute Bach et boit un verre d’alcool. Cela le permet de le situer du côté de la modernité de ce pays, on en déduit alors qu’il est un lettré et un impie. Après le coup de téléphone lui annonçant la disparition de sa mère et dictant son retour sur les terres de son enfance, il ne sera plus question que de thé et l’appel du muezzin remplacera la musique classique occidentale. Plutôt que de jouer sur les poncifs de l’exilé sur le retour, Semih Kaplanoğlu place son personnage, en usant d’un ton subtilement cocasse, dans un état de flottement et d’abandon, qui s’approche parfois d’une posture enfantine, jamais toutefois dans le sens d’une régression. L’exilé sur le retour s’endort ainsi profondément sur le fauteuil du barbier. Il faut ici signaler que le titre, Yumurta, se traduit par « l’œuf ». La symbolique maternelle est évidente, mais l’aspect courbe et plein de l’objet ovoïde peut très bien être perçu comme la figure d’une temporalité refermée sur elle-même.
Dans la maison familiale, Yusuf côtoie la jeune Ayla (Saadet Işil Aksoy), une parente qui a partagé les dernières années de l’existence de la défunte mère. Sorte de guide, elle lui permet de combler bien des failles. En examinant les photographies disposées dans une pièce de la maison, elle lui indique qui est qui, départage les vivants des morts, lui rappelle aussi les attentions qu’il eut pour les siens, anecdotiques et désinvoltes pour lui, marquantes ceux qui les ont reçues. Ce citadin lettré est admiré, notamment d’Alya. C’est ainsi qu’on semble lui rappeler qu’il fut poète. On comprend qu’il ne se considère plus vraiment comme tel, mais c’est avec ce statut qu’il est perçu. Yumurta s’attache à capter la distance et l’étrange, dans le sens d’étranger, qu’il porte en lui. Yusuf devient une sorte d’archéologue involontaire de lui-même, des strates ressurgissent de manière incontrôlable. C’est le sens de ce malaise qui le fait s’évanouir, symptôme des contradictions dont il est le théâtre, un vertige intérieur. Devenu étranger à la tradition et à la religion, il doit accomplir à la demande de sa mère, en guise de dernière volonté, le rite sacrificiel consistant à égorger un mouton. Il finit par s’y soumettre, finalement autant consentant que contraint. Ses velléités de départ sont rendues impossibles par une étrange force centrifuge qui l’aimante à ce lieu. Les beaux yeux d’Alya (à part celui d’Atatürk, on n’a pas souvenir d’un tel magnétisme du regard) sont loin d’être la seule raison. Cette force est un lien aussi invisible qu’étroit avec une mère disparue.