Les sorties conjointes de Milk et Miel de Semih Kaplanoğlu mettent un terme à une trilogie aux accents autobiographiques entamée avec Yumurta. Miel a attiré l’Ours d’or lors du dernier Festival de Berlin : quoi de plus normal.
Le triptyque de Semih Kaplanoğlu a droit à une étrange distribution. Yumurta (« œuf »), c’est du turc, Milk de l’anglais, et Miel du bien de chez nous. Et maintenant votre serviteur a une confession à vous faire : il est passé à côté de Milk. Pour sa pathétique défense, il soulignera que ce dernier et Miel n’étaient pas pris en charge par le même bureau de presse. Ajoutez à ça l’imbroglio linguistique et le relâchement estival : voilà le résultat. L’accusation voudra également bien prendre en compte, dans sa mansuétude, que les trois segments peuvent s’envisager de manière autonome (c’est le dossier de presse qui le dit…) et qu’il a vu Yumurta. Et qu’enfin Critikat — qui n’est pas du genre à boire le lait au sein de la négligence — avait son envoyé spécial pour Milk. Quoi qu’il en soit, dans l’attente d’un verdict clément, veuillez recevoir de sincères et plates excuses.
Cette trilogie trace donc la trajectoire de Yusuf à trois âges de son existence, ce personnage dont Semih Kaplanoğlu ne cache pas la dimension autobiographique. L’originalité du propos étant ce fonctionnement à rebours, puisqu’on remonte en effet le temps. Ceci avec le bon goût de ne pas s’avérer un jeu de piste psychanalytique ; on ne passe pas en effet de révélations en éclaircissements et autres twists à la Christopher Nolan. Il s’agirait plutôt de considérer ce cheminement vers l’enfance comme la déconstruction d’un être, un parcours faisant office de révélateur : « je l’ai déshabillé, j’ai enlevé une carapace après l’autre » précise le cinéaste. On avait découvert, dans Yumurta, ce personnage en quadragénaire lettré vivant à Istanbul dans une sorte de désœuvrement. De retour dans un village d’Anatolie pour y enterrer sa mère, il était gagné par un abandon, un flottement qui l’aimantait à ce lieu où il déambulait dans un état de mélancolie teintée d’étrange. Dans Milk — votre serviteur est un fin limier, il a enquêté nuit et jour –, le même Yusuf se trouve au seuil de l’âge adulte, assistant au réveil de la sexualité de sa mère (toujours — déjà — veuve), produisant non sans succès ses premiers écrits poétiques et étant appelé au service militaire. Ces deux premiers volets peuvent être considérés comme un arrachement à la mère : l’œuf (Yumurta) brisé — le deuil de cette mère — comme enterrement définitif du cycle de la fertilité maternelle et le lait (Milk) faisant figure de renoncement au sein nourricier. Après ce diptyque de la partie féminine de la parenté, la grande affaire de Miel : c’est la figure paternelle de Yusuf, ici en petit garçon de six ans. Il aime accompagner Yakup, ce père apiculteur qui installe des ruches dans les arbres — pour éviter que les ours viennent engloutir cet aliment adoré. La récolte se raréfiant, il doit partir de plus en plus loin et son absence se prolonge de manière inquiétante.
Autant par le geste que la nationalité ou les thèmes déployés, difficile de ne pas convoquer l’étalon turc — au moins du point de vue du cinéma d’auteur européen — qu’est Nuri Bilge Ceylan. À bien y regarder, la trilogie de Semih Kaplanoğlu trace un arc que l’on retrouve dans Koza, Kasaba, Nuage de mai et Uzak — eux aussi à tendance autobiographique, cette fois suivant une progression chronologique de l’enfance à l’âge adulte. Dans ses quatre premiers films, Ceylan évoque en effet la naissance d’un regard sur le monde à partir d’un lieu d’origine — la Turquie rurale. On retrouve également chez l’un comme l’autre l’observation d’une figure paternelle admirée (et la peur panique de sa perte), une fascination intimidée pour la mère (pour la maternité et ses mystères — fertilité, sexualité) et la naissance d’une altérité provoquant une prise de distance vis-à-vis des origines, en tant que milieu, mais aussi en tant que lieu. Et pour faire un pont vers littérature, on mentionnera que de telles trajectoires se retrouvent dans les œuvres de l’écrivain turc nobelisé Ohran Pamuk.
Si cette mise en regard avec l’auteur des Climats s’impose, il convient toutefois d’envisager cette trilogie et Semih Kaplanoğlu pour eux-mêmes, auxquels il faut accorder le crédit de la cohérence. Son cinéma manque souvent de verser dans une esthétique complaisante — étirement de plans virtuoses savamment composés tendant à la fixité, mise en œuvre d’un symbolisme qu’il nomme « réalisme spirituel » –, mais il parvient à établir un équilibre au service de récits de la sensation. Yumurta convainquait grâce une pincée d’âpreté ; quant à la durée des plans, elle servait très efficacement la figuration de cet état de flottement d’un personnage plongé dans une béance. Le péché d’une vaine esthétisation pesait tout autant sur Miel ; avec son cadre pastoral, celui des magnifiques contreforts forestiers des rivages de la mer Noire, il y avait de quoi se laisser aller à la vaine contemplation et à un poésie en toc. Sauf que le cinéaste — sans renoncer à la beauté du geste — ne se laisse pas prendre au piège, faisant même un atout de cet environnement qu’il peuple subtilement des terreurs enfantines de Yusuf. Entre rêves et cauchemars, éveillés ou endormis, le cinéaste joue habilement avec la musicalité de la nature — seule « musique » du film. Pour cet enfant bègue et timide qui regarde ses camarades jouer par la fenêtre de l’école, à qui la lecture se refuse, pour qui le verbe ne peut qu’être chuchoté à l’oreille du père, Semih Kaplanoğlu trace un chemin vers la prise de parole, passant par la douleur de la perte. Le terme de cette trilogie ouvre vers un possible accomplissement du personnage de Yusuf, qui est aussi celui du cinéaste.