Primé au Festival de Marrakech il y a deux ans pour son drame social Classe à part, Ivan Tverdovsky, jeune réalisateur russe, livre avec Zoologie un portrait de femme peu commun : c’est que dans un ensemble très morne, rivé au quotidien le plus prosaïque, le brûlot politique menace de sourdre de chacun des plans. Loin de s’en prévaloir d’emblée, le film a pour point de départ une situation relativement banale : Natacha travaille dans le parc zoologique d’une bourgade de Russie. La cinquantaine passée, elle habite toujours chez sa mère. De fait, son caractère timoré, ses tenues d’écolière, lui donnent plus l’apparence d’une jeune fille sage que d’une femme d’âge mûr — ce qui lui vaut les moqueries de ses collègues. Mais rapidement, l’affaire se corse : un beau jour, Natacha découvre qu’une queue lui a poussé dans le dos. Sans s’effaroucher, elle prend acte de sa transformation.
Taxinomies
Dans la première partie de Zoologie, assez brève, où l’on suit Natacha dans sa vie quotidienne avant qu’elle ne se métamorphose, Tverdovsky scrute son personnage avec la minutie d’un biologiste — comme l’annonçait bien le titre. Dans cette perspective, le cinéaste cherche à mettre en évidence l’influence délétère de son environnement — professionnel, familial, intime — sur la personnalité de Natacha ; par extension, il met en scène l’aliénation de l’individu par la pression sociale qu’il subit. Réduite aux allers et retours qu’elle effectue quotidiennement entre l’appartement de sa mère et son bureau, la vie de Natacha est tout aussi terne que les espaces qu’elle traverse : un zoo dont les animaux semblent livrés à eux-mêmes, une église délabrée, un immeuble décrépit, vestige de la période communiste. À ce titre, Tverdovsky est plutôt habile lorsqu’il filme Natacha comme une présence imperceptible, presque entièrement réifiée. Ainsi, dans la scène inaugurale, très réussie, Natacha n’apparaît à l’écran que sous la forme d’une silhouette floue, que l’on peine à distinguer à l’arrière-plan, écrasée qu’elle est par les visages de ses collègues, cadrés de près, avant que la caméra ne se braque sur le corps inerte du personnage.
Mais les quelques bonnes intuitions de mise en scène que l’on peut déceler çà et là ne suffisent pas à masquer totalement le manichéisme de Tverdovsky, que trahissent les classements rigides opérés par le cinéaste. Les collègues de Natacha sont ainsi désespérément ramenées aux engeances d’une Russie capitaliste qui, émancipée du joug du communisme, a versé dans un hédonisme sans limite (elles passent leur temps à se goinfrer, à procrastiner et à enchaîner les sous-entendus grivois). En parallèle, la mère de Natacha n’existe pas vraiment en-dehors de ses allégations pieuses, de ses discours conservateurs ; elle n’incarne pas grand-chose d’autre que l’idée d’une Russie passéiste et bigote, nostalgique de l’âge d’or soviétique. Le cynisme du capitalisme contemporain d’un côté, l’immobilisme de la Russie profonde de l’autre… Et entre les deux ? Au milieu, il y a donc Natacha, à qui une approche profondément binaire de la réalité et de la psychologie n’est pas non plus épargnée. La première Natacha est une jeune fille pure et innocente ; une vierge, en somme, semblable, par son apparente simplicité d’esprit et par sa bonté, à l’Idiot dostoïevskien. Seulement, là où le romancier interrogeait d’un bout à l’autre la part maléfique — malfaisante — de la pureté et de la sainteté inébranlables du prince Mychkine, Tverdovsky ne questionne pas la puissance subversive de son idiote. Évacuant la part d’ombre du personnage initial, il substitue à la Natacha des premiers plans, une héroïne dont la noirceur tranche trop avec ce qui a précédé pour que l’on perçoive une évolution qui mènerait d’une figure à l’autre. D’où l’impression persistante de voir un film étrangement scindé en deux, dont chaque partie vivrait de façon autonome, et ce d’autant plus que Tverdovsky reconduit tout au long du film cette tendance à la coupe hâtive. Le dernier plan le manifeste de façon très explicite, dans la mesure où l’anomalie de Natacha se trouve immédiatement pétrifiée dans un symbolisme convenu : c’est une matière fondamentalement inerte que dissèque ici en vain Tverdovsky, déjà morte avant qu’il n’ait pu lui faire prendre vie.
Un peu à l’Ouest
Pour autant, Zoologie n’est pas tout à fait engoncé dans son système d’allégories à la petite semaine : en fin de compte, Tverdovsky parvient à incarner dans la chair de ses images, l’idée-force de son film. Car cette queue reptilienne dont Natacha se trouve soudainement dotée, et qui signe l’irruption du surnaturel dans le quotidien, est surtout un symbole phallique, à peine dissimulé sous les oripeaux du merveilleux. Que cette queue soit à l’origine de la rencontre entre Pyotr et Natacha est donc loin d’être anodin : la virilité de Pyotr s’altère au contact du corps de Natacha, explicitement hermaphrodite. Au-delà du symbole et du McGuffin commodes (elle initie l’émancipation du personnage), la queue de Natacha est donc érigée par le réalisateur en fétiche insurrectionnel qui, en introduisant un trouble dans le genre, permet à Tverdovsky de brouiller intelligemment les cartes : plus qu’une femme à l’écoute de ses désirs, il met en scène une figure schizophrénique, assemblage hybride d’un corps autonome, capable de puiser son plaisir en lui-même, et de la personnalité romanesque d’une éternelle amoureuse, ouverte à l’altérité.
Aussi est-ce dans l’ultime peinture d’une relation amoureuse vouée à l’échec que Tverdovsky parvient à véritablement conjuguer insolence du regard et intensité dramatique. Plus qu’un revirement en forme de coup de poing, la conclusion abrupte des ébats auxquels se livrent Natacha et Pyotr dans une cage déserte, au milieu des bêtes du zoo, transforme la bluette décalée en charge politique retorse, d’une intelligence redoutable : Tverdovsky se garde d’asséner le moindre discours idéologique et laisse tout le champ au désir, à un désir qui esquisse une communion — fût-ce sur le mode de la transaction — entre deux corps et deux âmes au bord du précipice. C’est un pied de nez jubilatoire adressé à la police des mœurs de Poutine, qui signe l’avènement en Russie d’un individualisme à l’occidentale, où l’émancipation des sujets par rapport à une Totalité — économique , sociale, politique — répressive n’est pas nécessairement vécue sur le mode de la culpabilité et de la catastrophe. En cela, Zoologie est finalement très proche du beau court-métrage de Virgil Vernier intitulé Iron Maiden (2014) où, à partir d’images tirées d’un film pornographique russe, le cinéaste montrait l’initiation sexuelle de deux jeunes filles. En leur déléguant la conduite du récit, il conférait à leur cheminement un relief cinématographique inédit : partant d’une matière au réalisme brut (les rues d’une ville de Russie, une clairière en friche, le tout filmé avec un téléphone portable), le montage y était tout entier régi par un principe de plaisir. La résorption de ce principe dans les virages naturalistes mal négociés de l’intrigue est au fond ce qu’il y a de plus regrettable dans Zoologie, tant il irradie ses incursions maîtrisées dans le récit d’initiation comme dans la fable corrosive.