Jim Sheridan signe avec Au nom du père, titre christique par excellence, un film pamphlétaire époustouflant sur ses thèmes de prédilection : la famille, la guerre mais surtout l’injustice. La réédition de ce film nommé aux Oscars en 1996, gagnant de l’Ours d’or au festival de Berlin aurait mérité des suppléments bien plus originaux que la note de production ou la liste de l’équipe du film. Pourquoi ne pas avoir fourni quelques éclairages notoires sur le conflit irlandais, ou même, sur la collaboration de Sheridan avec Bono, Gavin Friday et Maurice Seezer, dont une composition du générique, « You made me the thief of your heart », interprétée par Sinéad O’Connor a été nommée aux Golden Globes en 1994 ?
Impossible d’oublier, au vue de sa filmographie, que Jim Sheridan est un Irlandais. Dès son premier long métrage, My Left Foot, il s’intéresse à la vie de Christy Brown, poète irlandais, puis dans le second, The Field, il raconte le combat d’un fermier irlandais, dépossédé de ses terres ou encore, en 1998, il narre l’histoire d’un ancien boxeur lié à l’IRA.
Dans Au nom du père, film produit par Gabriel Byrne (acteur d’origine irlandaise), Jim Sheridan retrouve une nouvelle fois l’acteur irlandais Daniel Day-Lewis à qui il confie le rôle principal, celui d’un jeune homme accusé à tort d’un attentat mené par l’IRA dans un pub londonien, le Guilford. En plus d’aimer les histoires vraies (celle de Curtis Jackson, Christy Brown, et enfin, Gerry Conlon), Jim Sheridan ne s’attache pas seulement à montrer les travers du système britannique dans les années 1970, il décrit les relations complexes qui unissent un père et son fils dans des face-à-face rappelant ceux des frères Cahill dans son dernier long métrage, Brothers. Une nouvelle fois, le sublime Daniel Day Lewis excelle dans cette interprétation d’un grand dadais en passe de devenir l’élu.
« Est-ce que j’ai toujours été méchant ?»
Par un procédé narratif simple, le fil de l’histoire se déroule en flash-back, grâce à l’écoute d’une cassette audio, le seul moyen pour notre personnage principal d’expliquer à son avocate, bien des années après, la terrible méprise dont lui, son père, et d’autres ont été victimes. Bien qu’issu d’une famille pieuse, il y a comme une forme de malédiction dans la vie de Gerry Conlon. Sa destinée semble se placer très tôt sous le signe de l‘injustice. D’une part, une injustice familiale, puisque son père, employé dans un bureau de pari, souffre d’une maladie pulmonaire contractée sur les docks de Belfast. Dès lors, l’absence physique mais non pas morale du père laisse chez Gerry une rancœur que viendront dissiper les années d’emprisonnement en sa compagnie. D’autre part, Gerry ne cesse d’être accusé à tort. Dès l’ouverture du film, il fuit les forces britanniques, poursuivi pour un malentendu. Et sa course ne s’arrête jamais, malgré son innocence. Ce sont toujours de petits drames qui le conduisent à de grands drames. Une simple provocation l’emmène à dévaler les ruelles de Belfast dans une course effrénée au montage haché, précis et calculé, tandis qu’un vol mineur le conduit à l’emprisonnement à vie. La scène de poursuite expose aussi bien le côté voyou de Gerry (voleur de ferrailles) que sa crédulité (son slip léopard), présente d’emblée Giuseppe comme un sauveur à l’égard de son fils, montre un peuple solidaire contre les anglais sans cacher les manigances de groupes armés tels l’IRA. Gerry entraine à cause de sa maladresse et de son insouciance, au mieux une émeute, au pire toute sa famille dans une terrible descente aux enfers.
Notre héros ressemble à l’Irlande. Né dans une terre colonisée, il grandit avec un sentiment de révolte canalisé par la morale de son père. Autant il lutte pour son indépendance, aime son pays, sa famille, autant il les renie, s’enfuit à Londres et bafoue son père. Le rock guide ses premiers pas d’adolescent rebelle pour ensuite être remplacé par une musique instrumentale (dès l’arrivée du procès), voire le silence (en prison), en passant par des hymnes à la paix avec Bob Marley. Quand une bombe explose à Londres, au pub Guilford, Gerry et ses amis hippies sont aussitôt accusés et commencent alors les interrogatoires musclés, l’intimidation, la peur, pour finir avec les aveux extorqués de force, incriminant des innocents. La figure christique de Gerry débute ici. Le DVD choisit sur sa jaquette d’exposer l’image emblématique du film, Gerry en chemise rouge, croix en or autour du cou, policiers à ses côtés, bras écartés, le voilà devenu un martyr. Celui qui voit cette image n’est autre que l’œil d’un Judas, prêt à tuer le père pour que le fils avoue. Face à la pugnacité des services policiers, Gerry s’affaiblit, terrifié, il signe son acte de mort et entraine avec lui son père.
« Il faut toujours que tu me contredises, même sur ma mort » Giuseppe Conlon à son fils, Gerry
Jim Sheridan décrit avec perfection les relations entre Giuseppe et Gerry. Quand bien même ils partagent la même cellule pendant des années, Gerry continue de se révolter contre son père, pour lui trouver un substitut dans du LSD, puis dans le terrorisme Joe MacAndrew, père de substitution. Symbole du pacifisme, Giuseppe accepte l’absurde situation dans laquelle il est plongé, attend un signe de Dieu, tandis que Gerry préfère être désigné coupable plutôt qu’innocent. La réunion de ces deux personnalités (inexactes dans les faits) amènent des scènes d’affrontement jubilatoires, d’une maîtrise implacable, entre l’amour et la haine ou la condamnation et le pardon. À la faveur de souvenirs anodins, les personnalités se dessinent, dévoilent des faiblesses invisibles à l’œil nu, désormais, Gerry n’est plus ce sale gamin insolent mais un être en mal d’amour et de reconnaissance paternelles. Quand les rôles s’inversent, que l’enfant soigne les maux du père, il n’y a pas de surprise, ni de pathos, plutôt de tendres chamailleries puisque Gerry a absous ses péchés ; la mort du père traduite par des larmes de feu symbolise avec la pluie d’étincelles entourant l’avocate (Me Pierce alias Emma Thomson) une révélation à venir.
« Hasta la victoria siempre »
La prouesse de ce film consiste à la mise en scène des procès. Le premier jugement considère les innocents coupables et la mise en scène scelle d’emblée leur destin car la caméra se place du côté de la justice, non des accusés qui eux sont toujours cachés par un barreau au milieu du visage. Gerry rit, son père le reprend. Comment cet innocent peut-il croire à sa culpabilité ? Selon la police, sa tante fabrique des bombes, son père est complice de meurtre et, lui est à la tête de cette organisation. Jim Sheridan filme l’absurde avec sérieux et maîtrise parfaite de son sujet (tension du verdict insoutenable, musique crispante, cris, regard champ/contrechamp, attente) ou comment la peur des autres, l’obligation de résultat, amènent à accuser des innocents.
Dans l’ultime procès, la réalisation privilégie les gros plans, s’approche de ses accusés, s’attarde sur ces visages devenus vieux, usés par la monotonie carcérale, défigurés par une lutte sans nom pour retrouver leur liberté. La vérité, comme toujours chez Sheridan, est portée par une femme, l’avocate Me Pierce. Quand le non-lieu tombe, au-delà de tous les mots, les images tranchent, Gerry rejoint la sortie de manière héroïque, porté par la foule, accompagné par la caméra, il monte au sommet d’une pyramide dont la base est la justice, cette image triangulaire rappelle le sommet d’une montagne, d’ailleurs, n’est ce pas là où Dieu s’adresse à Moïse et Jésus demeure transfiguré ? Gerry vit alors sa résurrection.