Le coffret Allan Dwan, édité par Carlotta, retrace en sept films le parcours que ce géant d’Hollywood partagea avec le producteur Ben Bogeaus au milieu des années 1950. On replonge ainsi avec ravissement au cœur de l’époque révolue des Grands Studios et de la production de films à la chaîne, où le travail du réalisateur consistait, après s’être assuré de la stricte tenue du budget et des délais, à faire en sorte que les ficelles de fabrication transpirent un peu moins à l’écran. Et à ce petit jeu, on ne peut que tirer notre chapeau à Allan Dwan, dont le savoir-faire a donné vie à des petits délices comme Tennessee’s Partner ou Silver Lode.
La légende prête à Allan Dwan la réalisation de plus de 400 films , de 1911 à 1961. Il convient toutefois de tempérer ces chiffres en mentionnant qu’environ 275 d’entre eux sont des courts métrages, réalisés entre 1911 et 1913 au rythme d’un film tous les trois jours (si l’on accorde à Dwan un jour de repos hebdomadaire). Mais cela reste bien entendu une performance de premier plan, surtout lorsqu’on la compare avec nos étalons actuels de longévité que sont Manoel de Oliveira (100 ans et une cinquantaine de films depuis 1931) et Im Kwon-taek (100 films tout juste au compteur). Dwan était un as du muet, et il connut ses plus grand succès dans les années 20 en faisant jouer Douglas Fairbanks dans des films comme Robin Hood (Robin des bois) ou The Iron Mask (Le Masque de fer). Malheureusement, une bonne partie des films de son début de carrière sont aujourd’hui perdus. Les bonus nous révèlent d’ailleurs que Dwan garda l’habitude de regarder ses films « parlants » sans bande-son, afin de s’assurer qu’ils fonctionnaient bien.
Ce coffret nous donne l’occasion de découvrir l’œuvre tardive de Dwan, avec une série de sept « films d’actions » (comme il les qualifie lui-même), tous produits par Benedict Bogeaus pour la RKO entre 1954 et 1956 et tous tournés en environ trois semaines. Au menu, une brochette de 4 westerns (Silver Lode, Tennessee’s Partner, Passion et Cattle Queen of Montana), 2 films d’aventure (Escape to Burma et Pearl of the South Pacific) et un film noir (Slightly Scarlet). On pénètre ainsi dans la grande famille « Bogeaus » où l’on reconnaît les mêmes têtes d’un film à l’autre (les acteurs et les techniciens étaient souvent à l’époque « sous contrat » avec les studios pour plusieurs films) : de l’incandescente Rhonda Fleming au caricatural Ronald Reagan — en héros conservateur buté et dévoué — en passant par les impeccables et très sérieux Barbara Stanwyck et John Payne ou par le tout-terrain David Farrar. Bogeaus choisissait les histoires (toujours appuyées sur des thèmes forts comme l’honneur, l’injustice, l’amitié, la corruption, l’amour, la vengeance ou le conflit de civilisation), les scénaristes, les techniciens et les acteurs et il s’assurait du financement — jamais très conséquent. C’est là que Dwan rentrait en scène, en vrai soldat de studio, professionnel jusqu’au bout des ongles. Son métier était de réaliser des films industriellement, et il le prenait à cœur. Lorsque Peter Bogdanovich lui demande — dans la série d’interviews qui jalonnent les bonus — ce dont il est le plus fier à propos de son (très bon) film Silver Lode, il répond du tac au tac : « d’avoir respecté le budget ». Dans le même registre, quand Dwan complimente son directeur de la photo ou son chef décorateur, c’est parce qu’ils étaient économes en pellicule ou qu’ils savaient recycler des décors à moindre coût. On apprend également dans ces interviews que Dwan ne jugeait pas nécessaire de regarder les rushs de ses films (« si mon chef-op me disait que les rushs étaient bons, pourquoi les aurais-je regardés ?») ou qu’il trouvait que John Payne n’était pas un très bon acteur car « il ne drainait pas assez de public dans les salles ».
À l’aune de l’échantillon – limité au regard de la taille de son œuvre – de films du coffret, on peut tenter d’esquisser les grandes lignes de la « recette Dwan » : l’utilisation d’un grand nombre d’éléments standardisés (décors, second rôles, musique, etc…) pour réduire les coûts afin de mettre l’accent sur quelques points précis (souvent les scénarios) chargés de procurer une âme au film. Ainsi Slightly Scarlett — film noir sur les passe-droits et la corruption du milieu politique, sur fond de jalousie et d’amour-haine entre deux sœurs dont l’une est arriviste et l’autre souffre de troubles psychiques — vaut par sa photo stylisée et ses plans esthétisés. Cattle Queen of Montana — une histoire de guerre de territoire entre un propriétaire malhonnête et une belle et vaillante lady doublée d’une guerre de pouvoir entre deux factions indiennes — se démarque par ses décors extérieurs (le parc naturel de Glacier dans le Montana) qui apportent un plus indéniable par rapport aux sets en carton-pâte qui servent de toile de fond aux autres films. Dans Passion — une quête de vengeance sur fond de guerre de territoires entre éleveurs — on remarque la magnifique Yvonne De Carlo, qui interprète à la fois Rosa, icône de féminité, et sa sœur Tonya, véritable garçon manqué. Mais au-delà de son savoir faire de réalisateur de l’industrie hollywoodienne, le vrai talent de cinéaste de Dwan était — pour reprendre un mot à la mode — d’être un storyteller. Il savait transmettre une histoire, coûte que coûte, et quels que soient les moyens qu’il avait à sa disposition. Dans Tennessee’s Partner et dans Silver Lode, les deux réussites les plus flagrantes du coffret, Dwan parvient à conserver une part d’ombre à ses personnages principaux et à conférer ainsi une épaisseur supplémentaire à des scénarios déjà solides. Tennessee’s Partner, film sensuel, rythmé et poignant, retrace la naissance d’une amitié entre un joueur professionnel de poker élégant et perfide (John Payne) et un pauvre bougre chercheur d’or un peu niais qui a la main sur le cœur (Ronald Reagan). Silver Lode — malgré les dénégations apolitiques de Dwan — peut être lu comme une charge osée contre le maccarthysme (le faux policier inquisiteur s’appelle McCarthy), où le « bon » — après avoir été faussement « déclaré » coupable par l’opinion publique — parvient à échapper au lynchage grâce à une falsification de document (est-ce là un clin d’œil ironique de Dwan qui s’amuse à rétablir la justice par sa transgression ou un subtil appel à la résistance ?). Les films d’aventure — et particulièrement Pearl of the South Pacific qui de l’aveu même de Dwan « est une catastrophe » — sont les maillons faibles de ce coffret, mais permettent d’en apprendre bien plus sur le contexte dans lequel ces films étaient réalisés (tout transparaît à l’écran) que des heures de documentaires sur les grands studios. Pour les longues soirées d’hiver, on ne peut que recommander de s’offrir un petit voyage vers cet Hollywood mythique et de se laisser divertir par Allan Dwan et sa troupe.