Les éditons Montparnasse publient ces jours-ci une nouvelle salve de films tout droit sortie du catalogue prestigieux de la RKO. Parmi eux se trouve La Femme aux revolvers d’Allan Dwan, immense cinéaste trop peu présent sur le marché du DVD. Sorti en 1952, ce véritable petit bijou, concis et sensible rappelle une fois de plus que Dwan est un des grands noms du western.
Qui peut prétendre connaître l’œuvre d’Allan Dwan ? Personne d’honnête en tout cas, tant sa filmographie est vertigineuse, offrant plus d’une centaine de films s’étalant sur pas moins d’un demi-siècle. Allez consulter la liste incroyable de ses productions, dont la plupart, notamment parmi celles réalisées dans les années 1910, sont perdues. Bien sûr, à ses débuts, il s’agit de films d’une bobine. Mais tout de même, cela reste impressionnant, et tous ces titres ont un charme fou, excitent la curiosité, tant ils semblent renfermer à jamais leur propre mystère. Retrouver un de ces films serait aussi excitant que la découverte d’une œuvre de Giotto que l’on croyait disparue. Car Dwan est à sa façon un primitif, et fait partie des rares cinéastes qui ont accompagné l’histoire du cinéma, arrivant sur les plateaux alors que celui-ci ne fait que balbutier, et devenant avec les années, en toute modestie et sans tapage, un maître incontesté de son art. Pour les studios qui l’emploient, c’est l’homme à tout faire, sachant se fondre dans n’importe quel genre, acceptant les scénarios qu’on lui propose — un vrai bon petit soldat. Il y a chez lui quelque chose de l’ordre du savoir-faire, de l’artisan confirmé et adroit. Mais ses œuvres ne sont jamais académiques ni baignées dans le formol, et restent incroyablement vivantes et sensibles.
Le personnage principal de La Femme aux revolvers, interprété par Jane Russell, est une jeune femme se faisant appeler Belle Starr. Sauvée in extremis de la potence par un des frères Dalton, elle devient suite à un malentendu leur principale rivale et, accompagnée de deux acolytes, passe maîtresse dans l’art de vider les coffres, devenant la femme la plus recherchée d’Amérique. Mystérieuse, au caractère bien trempé, elle n’a aucun mal à imposer l’évidence de son talent aux hommes lorsqu’il s’agit d’organiser des mauvais coups, et à gagner leur respect grâce à son habileté à manier les armes à feu. De plus, son charme indéniable ne laisse pas indifférent ceux qui la côtoient… Mais de l’autre côté, les assureurs des banques en ont assez de ces braquages à répétition, et envisagent d’attirer les Dalton dans un guet-apens, avec l’aide d’un riche tenant d’une maison de jeux ayant dans ses coffres des sommes importantes. Belle Starr, s’intéressant aussi à cette maison, y pénètre sous une fausse identité et séduit le gérant. Mais les charmes de ce dernier sont loin de la laisser indifférente…
Ainsi, dans ce film, les divers affrontements, qu’ils soient entre braqueurs ou avec les forces de l’ordre, sont parasités par un sentiment qui vient troubler les actions de chacun : l’amour. Le charme de cette créature sauvage et gracieuse séduit ceux qui s’en approchent, et crée des rapports de force nouveaux, qui s’ajoutent à ceux déjà existants. Alors que les rôles sont définis, tout prend alors une dimension nouvelle, tout est court-circuité, et ce qui devait se résumer à une confrontation malfrats-autorités autour de questions d’argent semble comme troublée par l’émergence d’affects. Chaque individu manque à un moment donné au devoir qui est le sien, à ce qu’il est censé faire afin de servir le groupe auquel il appartient. Le personnage touché par l’amour devient une pièce incontrôlable dans un mécanisme qu’il est malgré lui en train de laisser vaciller. Mais cette femme tant désirée, remarquable d’intelligence et habile lorsqu’il s’agit de manier les armes, montre au bout d’un moment ses failles, et laisse transparaître la lassitude et la fatigue qui est la sienne. La promesse d’une vie confortable au bras d’un individu appartenant à la vie civile ne tarde pas à ébranler la forteresse de froideur qu’elle est, et à faire tomber son masque. À ce titre, Jane Russell réussit parfaitement la mutation. Légèrement caricaturale lorsqu’elle se doit d’être forte, elle se révèle extrêmement convaincante lorsqu’il s’agit d’éclairer la part d’humanité du personnage. Cette créature sauvage baisse la garde et devient émouvante. Cette vie de braqueur qui fait d’elle la femme la plus recherchée d’Amérique ne semble pas lui appartenir, tel un habit que les circonstances lui auraient fait endosser malgré elle.
La distance du regard de Dwan permet à ce chassé-croisé des sentiments d’être juste et émouvant. Le cinéaste n’en fait jamais trop, ne rend jamais rien indigeste. Tout concourt à nous confronter de façon directe aux affects des personnages, rien ne vient parasiter la vision que nous en avons. Pas de baratin chez cet homme, mais un sens magistral de la mise en scène, un art de placer sa caméra, de diriger les acteurs et les mouvements qui font de lui un des plus grands cinéastes. L’économie de moyen dont il fait preuve est certes une conséquence des budgets serrés qui lui étaient attribués, mais montre aussi sa prodigieuse intelligence lorsqu’il s’agit de mettre en place et de faire se mouvoir des figures dans un espace donné. Il a l’art de faire le maximum dans un minimum d’espace et de temps, de placer la caméra au bon endroit en vue de concentrer en toute fluidité, telle une phrase concise, l’ensemble des enjeux que déploie le récit. Peu de mouvement d’appareil, mais une façon de rythmer l’histoire en faisant que les déplacements des personnages dans le cadre aillent de pair avec le développement des enjeux dramatiques. Tout est parfaitement chorégraphié, et chaque scène semble correspondre à un mouvement, au sens musical du terme.
La grande réussite d’un film tel que La Femme aux revolvers réside dans la netteté absolu du trait, cette façon d’être à la fois précis et aéré, de concentrer l’attention sur l’histoire, de ne jamais se disperser : c’est l’art de l’évidence. En une petite heure et vingt minutes, tout a le temps de se déployer et d’exister en profondeur. Et c’est ainsi que Dwan, une fois de plus, nous surprend. Car ce qui était censé être un petit western apparaît comme un drame poignant d’humanité, une histoire simple mais universelle et essentielle, celle de l’Homme aspirant à l’amour, au bonheur et au repos.
Le DVD
Si les films RKO édités en DVD dans cette collection offrent une qualité respectable lorsqu’il s’agit du noir et blanc, le passage à la couleur, comme c’est le cas ici, est catastrophique. Certes, le catalogue de la firme mythique est passionnant et vendu à un prix souvent raisonnable. Mais quand même… Côté bonus, il faudra comme d’habitude se contenter d’une présentation par Serge Bromberg, toujours habile à contextualiser le film, et à en exposer en peu de mots les thèmes principaux. Ces réserves ne sont pas nouvelles, et ne nous empêcheront pas d’accueillir avec avidité chaque nouvelle salve de cette collection.