Il y aurait deux manières de documenter une route. L’une majestueuse consisterait à la parcourir et la faire défiler comme déroule la pellicule. L’autre, plus humble, la saisit à des points immobiles, aux microcosmes qu’elle fait naître sur ses à‑côtés. À la vision des films de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, on se dit que cette seconde méthode est finalement la plus juste. Aux bords des routes du Nordeste brésilien, sur près de dix ans, les réalisateurs ont construit une trilogie documentaire qui capte la vie, les espoirs et la lutte des plus démunis.
Puisque nous sommes nés, dernier film de cette trilogie, peut-être le plus fort, est le film qui porte le plus le contraste entre la route et le lieu qu’habitent les personnages, entre le passage et l’ancrage. Si Cocada et Nego, les deux enfants au centre du film, se déplacent beaucoup c’est à l’intérieur d’un périmètre dont on sent le poids des frontières invisibles. À ce périmètre répond le défilé des camions hurlants dont les arrêts à la station service semblent constituer l’économie du lieu que filment Duret et Santana. Cocada et Nego y subsistent grâce à des petits commerces sur le bord de la route, quelques travaux agricoles ou le façonnage de briques. Comme chez les frères Dardenne (dont Jean-Pierre Duret est d’ailleurs le grand et fidèle ingénieur du son), le film est comme emmené par l’énergie vitale de ses personnages. Cocada et Nego ne sont pas seulement les combattants de leur quotidien mais aussi les porteurs d’une morale et d’une lucidité dont la patience du tournage a su capter la force. Aucun déterminisme ici : les deux enfants ne s’empêchent ni le rêve, ni l’espoir. Une des grandes vertus du documentaire est de donner la parole à ceux dont les voix n’ont que peu de chance d’être portées au loin ou « d’émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres » comme l’écrit le philosophe George Didi-Huberman dans Survivance des lucioles. En cela les discussions entre les deux amis nous plongent dans un discours loin des sphères dans lesquels la télévision ou le reportage bas de gamme aiment enfermer les personnes. D’ailleurs le premier réflexe d’un homme de passage est de remettre en doute la parole de Nego, de penser qu’il invente la mort du père pour mieux mendier. Au Cauchemar de Darwin d’Hubert Sauper, Jean-Louis Comolli avait vivement reproché d’avoir gommé le hors-champ des rêves et des aspirations des personnages pour privilégier la spirale d’une exploitation infernale. Selon le critique, les espoirs étaient rejetés hors-film, là où le réalisateur aurait dû les porter avec ses personnages qui, déjà dans « le nu de la vie », n’avait pas besoin cette double peine. En étant aussi le porte-voix de ses deux héros, mais sans angélisme, le film de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, serait à cet égard un contrepoint du film de Sauper.
C’est le trajet d’un rêve d’ailleurs que le second film de la trilogie, Le Rêve de São Paulo, accomplit, en suivant José, le dernier-né d’une longue fratrie, de son Nordeste natal à São Paulo que beaucoup de « sans-terre », avant lui, ont rejoint. Ce cinéma documentaire, parce qu’on l’imagine empathique et méticuleux sait, là, gagner des dimensions archétypales du cinéma, capter des moments comme inscrits dans une mémoire cinématographique. Cette scène où José, avant son départ, vient offrir à ses parents mutiques, l’humble photographie de son portrait, celle d’un homme qui lance, comme une incantation, « brûle tout, vieux feu ! » sur une terre qu’il essaye de rendre plus fertile ou encore la pluie qui se met comme par magie à tomber à la fin d’une chanson déchirante, sont d’une puissance cinématographique folle.
Romances de terre et d’eau qui ouvre la série, confirme lui que le cinéma de Duret et Santana est bien celui de la parole et de l’écoute, tant l’art du récit des paysans sans terre s’y déploie. Les mots d’un attachement viscéral à la terre, la joie de raconter, contrastent toujours avec l’aridité des lieux et démentent le misérabilisme à laquelle cette réalité pourrait contraindre ces paysans.