Carlotta édite en DVD le fameux et introuvable Edward II (1991) de Derek Jarman, adaptation de la pièce de Christopher Marlowe dessillée sous le prisme des années sida. Une œuvre au charme étrange, à la fois touchante et brutale, dans les droites lignées de Caravaggio (1986) et Wittgenstein (1993).
Edward II est un film en huis-clos qui joue sur toutes les gammes de distance. Huis-clos, car le décor du film est aussi son montage : les personnages sont jetés dans un labyrinthe de pièces et de couloir gris, et chaque pièce est elle-même une scène (théâtre) et une séquence (cinéma). Ces pièces, topologiquement parlant, ne communiquent jamais. Leur fond neutre annule toute tentative de reconstitution réaliste. Essence tragique : nous restons toujours confinés à l’intérieur du drame. Et c’est précisément dans ce cadre pictural, où nul horizon ne pointe, que les personnages ressortent avec le plus d’éclat. De fait, les éléments de décor et les costumes sont brillants, modernes, colorés. La reine Isabelle change de robe de soirée et de boucles d’oreille à chaque apparition, et une très belle figuration d’Annie Lennox (la chanteuse d’Eurythmics) en reine de la nuit compose une des scènes les plus touchantes.
La pièce pourtant très ancienne de Christopher Marlowe est transfigurée par Jarman, elle n’est pas simplement modernisée ou remise au goût du jour, elle devient moderne et même postmoderne : son anachronisme ne la tourne pas vers le passé mais la transforme en objet symbolique. On pourrait appeler ce procédé « distanciation » si les acteurs eux-mêmes n’étaient pas si incarnés, si délibérément avides de dire le texte de Marlowe qui semble leur bruler les lèvres. Ainsi, le procédé conceptuel, intransigeant (et intransitif) de Jarman ne sert qu’à mettre en relief les corps, dans toute leur matérialité : les acteurs masculins sont massifs (une constante du cinéma de Jarman), et Tilda Swinton y apparaît lunaire.
Le jeu de distance dans Edward II est fondé sur le contraste, une sorte de mise en conflit du cru pulsionnel (les corps, la passion, l’homosexualité) et du cuit policé (l’apparat, l’hypocrisie civilisée, le pouvoir). Le huis-clos fonctionne comme une cocotte minute, et donne à chaque phrase une tournure sentencieuse, à chaque acte une charge symbolique : la théâtralité qui en ressort prend une tournure brutale et dérangeante. Lorsque Jarman fait coïncider les revendications des militants d’OutRage (groupe d’activistes homosexuels comparable à celui d’ActUp, en France) avec le tragique d’Edward II, le film prend étrangement son sens : moins celui d’une revendication pour une homosexualité libre et acceptée, moins un parallèle un peu facile entre répression sexuelle d’hier et d’aujourd’hui, mais plutôt une corrélation d’outrages (à la pudeur) : ce n’est pas tant l’homosexualité en tant que sexualité qui est combattue par les représentants de l’ordre, que son mode d’apparition au sein de la place publique, forcément tapageur, incompatible avec le ratissage hypocrite du pouvoir. Edward II est manifestement trop épris de son favori Gaveston, il s’affiche bien trop avec lui.
En sourdine, c’est aussi au niveau social que l’homosexualité selon Jarman fait désordre : le roi ne peut fréquenter Gaveston car ils ne sont pas de la même classe, et ses propres tentatives pour le « surclasser » échouent. Il y a du Genet chez Jarman (qu’on retrouve encore plus visiblement dans Caravaggio), dans la fascination pour les malfrats, les petites frappes élevées au niveau de prince. S’opposant à la reine, glaciale dans ses robes haute-couture, les militants d’OutRage sont en tee-shirt blancs imprimés, les signes de richesse ne leur sont pas nécessaires ; ce qui compte, c’est leur masse et leur mouvement. Hors du film, les actions réelles d’OutRage se solidarisent autour de l’« outing » (révéler une homosexualité sur la place publique). Et le propos d’Edward II se fonde précisément sur des questions d’apparitions et de disparitions. Jusqu’à son assassinat et sa disparition définitive, ce sont les allers-retours de Gaveston (les exils, puis ses retours à la cour) qui rythment le film, et tout le travail des barons, décidés à contrer le favori du roi, consistera à l’effacer, puis à effacer son ami Spencer, puis Edward décidément bien trop encombrant. Lorsque le petit prince se retrouve lors des dernières scènes, après l’exécution de son père au fer rouge, paré des boucles d’oreille de sa mère, puis de ses souliers trop grands, on comprend qu’une passation s’est établie, malgré tout, du père au fils. L’homosexuel devient une foule, n’est plus un simple individu singulier, chacun peut en recevoir le relais et l’assumer. L’homosexualité fait tache, devient tache d’huile, et se retrouve toujours quelque part.
On voit bien aussi comment ces scènes fonctionnent aussi très bien au niveau psychanalytique, sous le registre symbolique du conscient et de l’inconscient du grand cerveau de la société : tel Gaveston forclos. puis faisant retour, l’assemblée des barons en surmoi et surtout ces images saisissantes, construites comme des peintures. En sont témoins ces scènes où le prince enfant (fils d’Edward et Isabelle) balaye à la lampe torches des tableaux fantasmatiques (viande animale écartelée et pendue comme dans un tableau de Francis Bacon, groupe de lutteurs nus). La peinture aussi fait retour, comme un ensemble de planches illustratives tirées des peintres homosexuels (Bacon, mais aussi le Caravage, avec cette reprise du Narcisse où Edward se contemple face à un plan d’eau).
Tout entier, le film tourne autour du mythe, et son symbolisme en est la preuve la plus manifeste. Qu’on ne s’étonne pas ainsi de retrouver jusqu’à une scène de vampire (Isabelle tue son beau-frère en lui mordant le cou). Les personnages, comme à leur insu, semblent jouer sur une scène plus haute qu’eux (à un degré supérieur), qui est la scène tragique : leur histoire se superpose à celle des grandes familles grecques maudites, qui seraient passées à travers le tamis de la psychanalyse.
Et le sida ? On sait (le bonus du DVD, bien qu’un peu décevant dans le fond et la forme, nous l’apprend) que Derek Jarman a été l’un des premiers à avouer ouvertement sa séropositivité. Dans le film, nulle mention précise d’un mal (le film sur la maladie sera Blue, qu’il réalisera alors devenu aveugle), mais plutôt manifeste politique pour une homosexualité visible, même dans toute sa complexité (car Edward et Piers Gaveston ne sont pas tendres non plus, ni exempts de cruauté), contre tous ceux, du clergé aux classes politiques, qui cherche à l’effacer des consciences.