Un coffret réunissant deux des films les plus aboutis du cinéaste anglais Derek Jarman, Caravaggio et Wittgenstein, sort en DVD dans la collection J’aime le cinéma ! agnès b. de l’éditeur Cinemalta, qui a pour vocation de rendre visibles des films introuvables ou méconnus. À ce titre a déjà été publié un coffret renfermant deux films de Cassavetes, Love Streams et A Child Is Waiting.
Le coffret consacré à Derek Jarman est intéressant à plus d’un titre, et la première raison est qu’il va permettre de faire découvrir ce cinéaste anglais, mort voilà une dizaine d’années, à travers deux biopics, l’un consacré au Caravage, l’autre au philosophe Ludwig Wittgenstein. Les deux DVD sont riches en suppléments, majoritairement des interviews de proches collaborateurs de ce cinéaste singulier, tels l’actrice Tilda Swinton – sa muse –, le producteur Tariq Ali, et le chef décorateur Christopher Hobbs. Il ressort de ces entretiens l’image d’un homme qui aimait prendre du plaisir en tournant, à l’inventivité et à la créativité communicatives, ce que viennent confirmer des images du tournage de Wittgenstein, qui témoignent de son enthousiasme au travail, alors qu’il était déjà très malade (il s’éteindra quelques mois plus tard, après un dernier film, Blue).
Selon Tilda Swinton, tous les films de Jarman racontent une même histoire, la sienne. C’est en ce sens que Caravaggio et Wittgenstein, qui datent respectivement de 1985 et 1993, sont à rapprocher, en ce qu’ils sont avant tout, à travers les portraits de ces deux grands personnages, des portraits de Jarman lui-même.
Ayant vécu en Italie dans sa jeunesse, celui-ci a mis dans Caravaggio beaucoup de ses souvenirs personnels. C’est d’ailleurs sur cette base qu’il a travaillé avec son décorateur : recréer une Italie du souvenir, le manque de moyens leur imposant un tournage en studio.
Également tourné en studio, Wittgenstein est, par sa forme (une succession de scènes de la vie du célèbre philosophe, filmées devant un fond noir) et son côté expérimental (on y dialogue avec des nains verts qui viennent de Mars), à rapprocher de certaines recherches de Peter Greenaway.
Une interview de Ian Christie vient nous éclairer sur Wittgenstein. Cet ex-philosophe et historien du cinéma (ce qui au passage fait de lui la personne idéale pour parler d’un tel film) y voit là « son film le plus complet », à la fois « créatif, joyeux et intelligent ». Réalisé dans le cadre d’une série télévisée sur les philosophes pour Channel 4, Tariq Ali en a proposé la réalisation à Jarman, qui a accepté l’offre sur-le-champ, ayant lui-même déjà pensé de son côté à un projet similaire, et qui portait le nom de Mad Ludwig. Il a donc fortement remanié le scénario du critique littéraire et théoricien Terry Eagleton, pour livrer un film à la fois délirant et paradoxalement respectueux et proche de la pensée du philosophe.
Le point commun qui relie le Caravage et Wittgenstein, c’est le doute qu’ils pouvaient ressentir, et c’est en cela que Jarman se reconnaît en eux. Il y a aussi leur ambiguïté sexuelle. Aux yeux de Jarman, le Caravage est une icône gay. Quant à la supposée homosexualité de Wittgenstein, voilà bien un point sur lequel le cinéaste n’a quant à lui aucun doute.
Caravaggio et Wittgenstein sont des films foisonnants, qui regorgent d’anachronismes grossiers. On ne sera donc pas étonné d’apercevoir dans le premier des mobylettes ou des machines à écrire. Comment, dans l’Italie du début du dix-septième siècle, faire comprendre que tel personnage est un riche banquier ? En lui glissant dans les mains une calculatrice dorée bien sûr. Jarman voulait aller encore plus loin et faire porter des smokings à ses personnages. La raison pour laquelle il a abandonné cette idée, c’est que les personnages représentés sur les tableaux du Caravage ne sont pas en smoking, eux. Jarman avait une sainte horreur des costumes et des films d’époque, lui qui était tellement ancré dans la sienne, et qui à ce titre a réalisé de nombreux clips pour les Pet Shop Boys ou les Smiths.
Aux nombreux suppléments que contiennent les DVD s’ajoute un livret de 24 pages regroupant des interviews où Jarman s’exprime sur ses films, son statut d’artiste, et sur Ken Russell, le réalisateur qui lui a mis le pied à l’étrier en l’embauchant en tant que directeur artistique sur deux de ses films, Les Diables et Le Messie sauvage.
Enfin, un détail à noter : s’il est question sur la jaquette de scènes coupées, il n’en est malheureusement rien, mais cela ne vient pas entacher le travail fourni par Cinemalta sur cette édition, que l’on qualifiera aisément de complète.